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Interview

Sonia Le Gouriellec
« Je crains que ce ne soit pas terminé»

Publié en mai 2023
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Les deux années de guerre au Tigré risquent d’engendrer, à moyen terme, d’autres conflits irrédentistes au sein du géant de la Corne de l’Afrique. Sonia Le Gouriellec, docteure en science politique et professeure à l’Université de Lille, est l’une des plus grandes spécialistes de l’Éthiopie, de sa politique et de son histoire complexe. Elle ne cache pas son pessimisme.

AM : Après les crimes de guerre commis, justice sera-t-elle rendue ?

Sonia Le Gouriellec : L’accord de Pretoria prévoit des mesures de justice restauratrice, dont pour l’instant on ne voit pas les contours. Peut-être n’existe-t-il pas de volonté politique au sein des deux parties, lesquelles s’accusent mutuellement de crimes de guerre et contre l’humanité (notamment de violences sexuelles, de torture et de famine). Nombreux sont les observateurs qui évoquent un génocide dans la région du Tigré. Plus récemment, la BBC a rapporté des faits d’agressions sexuelles commis par des troupes érythréennes sur des femmes tigréennes. Ils auraient été perpétrés en décembre et en janvier derniers. Le Washington Post parle également de massacres ayant eu lieu juste avant la signature de l’accord de paix. D’ailleurs, les négociateurs de l’Union africaine et des États-Unis à Pretoria n’ayant guère insisté pour garantir la sécurité internationale à la population du Tigré, la situation peut durer. Sans justice, les germes de prochains conflits risquent de se nourrir du ressentiment et de l’impunité.

L’accord ne mentionne pas le différend territorial au Wolqayt, situé entre le Tigré et la région Amhara. Les questions embarrassantes sont-elles mises de côté, car pour le moment insolubles ?

Tout à fait. D’ailleurs, le conflit perdure dans cette zone. Il semblerait qu’Abiy Ahmed n’ait pas le plein contrôle des forces amharas et érythréennes, encore présentes au Tigré. L’accord ne les mentionne pas, alors qu’elles sont au cœur du conflit. Compte tenu du risque, il est difficile pour les Tigréens de désarmer ou de se ranger sous la protection de l’armée fédérale, elle aussi accusée de crimes contre l’humanité. Pour les nationalistes amharas, la question du statut du Wolqayt et du Raya [un district tigréen aux velléités irrédentistes, ndlr] n’est pas résolue. Leurs forces sont déterminées à conserver ces territoires : elles ont contraint les habitants tigréens à partir et détruit leurs logements pour empêcher leur retour. Un référendum pourrait être organisé afin de régler ce sujet, mais les conditions de sa mise en œuvre restent floues. La situation demeure donc explosive.

Pendant le conflit, l’Armée de libération oromo (OLA) s’était alliée aux Forces de défense du Tigré (FDT). Tigréens et Oromos vont-ils attendre une occasion plus favorable ?

Cette guerre, et sa mauvaise résolution, pourrait devenir un catalyseur des revendications sécessionnistes. L’Éthiopie repose sur un système de « fédéralisme ethnique », que le Premier ministre remet en cause dans sa pratique. Les régions recoupent les répartitions ethniques de pas moins de 110 millions d’habitants. La Constitution reconnaît à ces « nations et nationalités » le droit à l’autodétermination, incluant même la sécession (article 39) ! Les revendications de ces groupes étaient, jusqu’alors, canalisées par un pouvoir central fort et autoritaire, à l’image de celui exercé par les empereurs, puis par le Derg, une junte militaire marxiste qui a tenté de centraliser le pouvoir et d’homogénéiser le pays. Lorsque cette dernière a été renversée, au début des années 1990, l’instauration d’une fédération ethnique a permis d’empêcher l’éclatement du pays. À la mort du Premier ministre Meles Zenawi en 2012, une difficile transition politique a commencé sur fond de contestations populaires des Oromos et des Amharas – représentant environ 60 % de la population –, qui contestaient le pouvoir en place, alors dominé par les Tigréens.

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Comment  la  désignation d’Abiy  Ahmed  à  la tête du pays en 2018 a-t-elle changé la  donne ?

Sa politique de libéralisation et ses réformes auraient pu entraîner un apaisement. Or, il a fait une autre lecture de la Constitution, promouvant une vision unitaire, qui s’est traduite par la dissolution de plusieurs partis ethniques et de la coalition Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE), alors au pouvoir. Ainsi a été créé le Parti de la prospérité (PP), que les élites du Tigré ont refusé d’intégrer. Et cela a eu pour effet de générer des frustrations dans la plupart des autres régions, y compris chez les Oromos. Ce qu’il est intéressant d’observer, c’est que depuis 2020, un état d’esprit séparatiste prend racine. Je ne dis pas qu’il y aura sécession. Toutefois, je constate que les travaux scientifiques sur le sécessionnisme à travers le monde ont mis en évidence certains traits communs favorisant son émergence, comme une communauté distincte, un territoire délimité et un sentiment de mécontentement.

Quels sont les autres ressorts de l’irrédentisme tigréen ?

Il adhère à un projet de « vivre-ensemble », ce que Benedict Anderson [historien irlandais spécialiste du nationalisme, ndlr] a pu appeler la « communauté imaginée ». Il s’agit d’un groupe qui se distingue par sa culture, sa langue, sa religion, et dont les membres se perçoivent différemment des autres habitants du pays. Les mouvements sécessionnistes expriment des revendications fondées sur des perceptions communes, liées au sentiment partagé d’être discriminé ou marginalisé pour des raisons économiques, politiques, culturelles, religieuses, etc. Depuis leur refus d’intégrer le Parti de la prospérité, les élites tigréennes ont été mises à l’écart et congédiées de nombreux postes à responsabilités qu’elles occupaient au sein de l’administration fédérale. Elles subissent des discriminations liées à leur identité, encore plus depuis 2020. Tout cela pourrait exacerber un sentiment d’exclusion.

Investisseurs (et touristes) reviennent-ils dans le pays ?

Je ne crois pas que le climat soit particulièrement propice aux affaires. En novembre 2021, une partie des Occidentaux évacuaient les ambassades de la capitale AddisAbeba face à la menace de son assaut par les Tigréens. Ce conflit laissera de nombreuses traces et entamera durablement l’image internationale de l’Éthiopie.

Comment résoudre ces questions autrement que par la force ?

Un dialogue national sous les auspices des Nations unies et/ou de l’Union africaine est-il envisageable ? Je ne pense pas qu’Abiy Ahmed s’y résolve ou l’envisage. Le Premier ministre a montré, depuis le début de ce conflit, que la souveraineté de l’Éthiopie primait et que les interventions extérieures n’étaient pas les bienvenues. De grandes questions restent sans réponse, notamment celles qui ont mené à ce conflit, voire aux conflits dans le reste du pays. Il convient ainsi de se demander si la crise de l’État a mené à cette situation, ou bien si les différentes demandes d’autodétermination des régions ont conduit à cette crise. En effet, la conjoncture actuelle est bel et bien l’aboutissement d’un processus de désintégration politique. Les acteurs décident « soudainement » de ne plus accorder leur loyauté au pouvoir central, lui en préférant un autre, plus local. Ce phénomène marque la dissolution du pacte existant et met un profond coup d’arrêt à la capacité de l’État à gouverner sur tout le territoire. Le contrat social unissant les Éthiopiens se trouve en partie détruit, et doit être reconstruit. Je crains malheureusement que l’histoire ne soit pas terminée…