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La capitale évolue et se modernise avec le développement de nombreux quartiers résidentiels.PATRICK ROBERT
PATRICK ROBERT
Découverte / Djibouti

Un long chemin

Par Zyad Limam - Publié en juin 2024
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En s’appuyant sur sa position stratégique, en ayant surtout de l’ambition à long terme, Djibouti a su préserver son indépendance et sa stabilité dans un environnement complexe. Et avec une terre exigeante. Les projets et les infrastructures transforment le paysage. La croissance sociale est aussi une priorité.

Mi-mai à Djibouti. La chaleur monte déjà nettement, tutoyant les 40°C et soulignant, s’il le fallait, à quel point le pays est déjà sur la ligne de front du changement climatique. Malgré les degrés, la ville tourne à plein régime. Le premier Djibouti forum s’est ouvert le 12 mai, en présence du président Ismaïl Omar Guelleh, du patron du Fonds souverain de Djibouti (FSD), Slim Feriani, et avec des dizaines de participants venus des quatre coins du monde. Les travaux se tiennent dans le tout nouvel hôtel cinq étoiles, le Ayla, une chaîne à capitaux émiratis. Djibouti ville s’étend, et les chantiers sont multiples. Avec, au cœur des transformations, le projet de business city. Lancé en 2021, prévu sur au moins une décennie, en partenariat stratégique avec China Merchants Group, il implique un investissement à long terme de 3 milliards de dollars. Objectif: entrer dans le futur, selon un concept de «Port-Park-City», intégrer les ports, les parcs industriels et les services, pour faire, plus encore, de Djibouti, la plateforme incontournable entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe. Les premiers jalons sont déjà visibles. Pas loin de l’ancien port (voué à disparaître), le Red Sea Global, inauguré en 2022, propose un hôtel international (avec l’un des meilleurs restaurants chinois du continent) et un centre d’expositions et de congrès.

En un peu plus de vingt ans, avec l’arrivée au pouvoir d’Ismaïl Omar Guelleh, le pays a fondamentalement changé. Ce bout d’Afrique pastorale, fragile et appauvrie, miné par les conflits ethniques, est devenu une économie en voie d’émergence. La ville-pays est entrée dans la mondialisation. Avec ses quatre ports (SGTD Doraleh, DMP, Goubet, Tadjourah), des complexes qui figurent parmi les plus modernes du monde. Ensuite, la plus grande zone franche internationale d’Afrique (Djibouti International Free Trade Zone, DIFTZ), disposant d’une superficie de 4800 hectares. Et une nouvelle ligne de chemin de fer électrifiée,qui relie Djibouti à Addis-Abeba. La croissance a suivi l’ambition. Entre 2000 et 2022, le PIB a presque quadruplé. Quant au revenu par habitant, il est passé de moins de 600 dollars en 1999 à 3425 dollars en 2021 (+350%).

Le projet économique s’est appuyé aussi sur la construction nationale et la préservation de la stabilité dans une région particulièrement tourmentée. Djibouti est un pays à la fois jeune (l’indépendance date de 1977), et en même temps le produit d’une longue histoire de transhumances, de caravanes et de diversité ethnique. Tout au long des dernières années, il a fallu sortir des conflits internes, transformer ce qui fut longtemps le «territoire des Afars et des Issas» en une communauté unique de Djiboutiens.

Au cœur de la Corne de l’Afrique, face à la péninsule arabique et au Yémen, «coincé» entre l’Érythrée quasi totalitaire au nord, l’instable géant Éthiopien à l’ouest, et la Somalie fracturée au sud, le pays a su préserver son indépendance, sa souveraineté, et offrir un espace de paix précieux. En s’appuyant sur un positionnement géostratégique certes unique, mais en jouant aussi habilement son rôle de puissance médiatrice, en nouant des alliances diplomatiques et militaires complexes (Français, Chinois et Américains cohabitent sur ce petit territoire de 23200 km2 ), se ménageant un espace diplomatique et d’influence notable [voir pages 52-55, l’interview du ministre des Affaires étrangères, Mahamoud Ali Youssouf].

Surmonter les crises…

​​​​​​​Méconnu, Djibouti est trop souvent ramené de manière caricaturale à un statut de «pays garnison». Sa trajectoire, on le voit, est nettement plus ambitieuse. Les dernières années auront pourtant été particulièrement exigeantes. Avec, d’abord, la pandémie de Covid et les disruptions globales qui ont suivi. Puis la guerre en Ukraine et ses répercussions (en particulier sur les coûts alimentaires, pour un pays sans agriculture ni terres arables). Et enfin, aujourd’hui, la guerre à Gaza, et les menaces des rebelles yéménites houthis sur le détroit de Bab el-Mandeb, l’une des routes les plus stratégiques du commerce mondial. Une crise qui touche directement l’économie du pays.

Et s'envoler vers la croissance 

Pourtant, Djibouti résiste, s’adapte et continue à investir. L’activité portuaire se diversifie vers le transbordement, mais aussi avec la réparation navale [voir pages 46-51]. Des projets, comme le parc industriel de Damerjog, avec sa nouvelle jetée pétrolière, s’inscrivent dans une montée en gamme dans la chaîne de valeurs [voir pages 60-63]. Malgré les défis et les dangers, Djibouti reste l’une des portes incontournables d’accès à la mer Rouge et à l’Afrique de l’Est. La porte naturelle de l’Éthiopie et de la Corne de l’Afrique. Un lieu unique pour commercer, entreposer, réexpédier, ravitailler, une économie ouverte et une monnaie librement convertible. Avec cette croissance rapide de l’offre logistique et portuaire, avec les besoins aussi des populations, la demande en énergie augmente de manière considérable. Le pays est importateur net, en particulier via l’Éthiopie.

Les besoins sont estimés à court terme à plus de 1000 MW (contre 605 MW fin 2019). Dans un contexte d’urgence climatique et dans le cadre de la Vision 2035, le chef de l’État s’est fixé un objectif à la fois ambitieux et réaliste: couvrir 85% des besoins du pays via des énergies renouvelables. Première étape, et véritable moment historique, l’inauguration en septembre 2023 de la centrale éolienne de Grand Bara d’une puissance de 60 MW [voir pages 66-67]. La feuille de route vise à bâtir une économie contemporaine compétitive.

Mais elle doit aussi et surtout, comme dans tous les pays émergents, enrichir globalement les Djiboutiens, en permettant une meilleure redistribution. Malgré la croissance et la transformation des deux dernières décennies, la pauvreté reste un défi d’envergure nationale. La pauvreté extrême concerne encore un peu moins de 20% de la population. Et la classe moyenne est fragile. L’une des clés de l’avenir sera l’emploi et la formation. Scolariser plus d’enfants, en particulier les jeunes filles, et notamment dans l’arrière-pays, accentuer les filières technologiques et universitaires, favoriser le développement d’un secteur privé et commercial hors ports et logistiques, investir dans de nouvelles activités comme le tourisme. Et aussi, on l’a dit, dans les énergies renouvelables. Cette nouvelle étape sera certainement ardue. Mais les Djiboutiens ont montré qu’ils avaient la foi. Tout ce chemin ne se sera pas fait tout seul, dans un pays sec, sans eau, sans beaucoup de moyens. Il a fallu PAT avant tout y croire, presque envers et contre tout.