Une démocratie africaine à inventer ?
Entretien avec un sociologue du politique
Rémy Bazenguissa-Ganga est originaire de la RDC, directeur d’études à l’EHESS, membre de l’Institut des mondes africains (IMAF), il a conçu le programme de recherche "Réexaminer les élections à partir des expériences africaines" et une plateforme interétatique : eleQta (www.eleqta.org) qui étudie notamment le rôle des technologies électorales dans différents pays africains.
Alors que Donald Trump prêtait à nouveau serment ce lundi 20 janvier, comme Président des États-Unis, la question de la démocratie et de sa légitimité est plus que jamais au cœur des débats mondiaux. Pour les pays africains, cette réflexion prend une autre dimension : loin des modèles occidentaux, de nombreux pays réinventent leurs pratiques électorales pour les adapter aux réalités locales. Alors que, selon une étude récente (“African youth survey 2024", septembre 2024, ichikowitzfoundation.com ), les jeunes du continent continuent de plébisciter la démocratie, beaucoup remettent en question l’adéquation du modèle occidental à leurs contextes locaux. Cette interrogation s'inscrit dans un cadre géopolitique marqué par l’affirmation de nouveaux partenaires influents comme la Chine, la Turquie ou la Russie. Face à ces transformations, quelles formes peuvent prendre des démocraties enracinées dans leurs propres spécificités ? Nous avons interrogé un sociologue, spécialiste des pratiques électorales.
AM: Une étude de 2024, la troisième sur le sujet, de la fondation sud-africaine Ichikowitz, révèle en septembre que 76 % des jeunes Africains soutiennent la démocratie, mais 54 % jugent le modèle occidental inadapté à leurs réalités. Comment interprétez-vous cette quête d’un modèle démocratique multiple ?
Rémy Bazenguissa-Ganga: Tout dépend de ce qu’on entend par démocratie. Si on parle du modèle occidental, alors oui, il peut sembler étranger à certains contextes africains. Mais pourquoi limiter la démocratie à une seule définition ? Historiquement, même chez les Grecs, la démocratie représentative n’a jamais été universelle : elle excluait les conflits, pourtant partie intégrante des processus politiques. Aujourd’hui, penser la démocratie en Afrique exige de partir des réalités locales, non d’une idée imposée.
Vous parlez de spécificités locales. En quoi influencent-elles les pratiques électorales ?
Pour un sociologue, il faut distinguer l’élection du vote. L’élection s’inscrit dans un temps long : c’est bien plus qu’une procédure de vote. Contrairement à l’Europe, où l’incertitude porte sur le résultat (on ne sait pas qui gagnera), dans les Etats africains on sait souvent d’avance qui sera élu. Mais l’incertitude persiste ailleurs : le résultat sera-t-il accepté ? Y aura-t-il des contestations ou des violences post-électorales ? Ce "moment d'affrontement" qui suit le vote est central à étudier pour moi en tant que sociologue. C’est le nœud de la société. C’est là que se valide ou s’infirme le résultat. On retrouve la même chose lorsque les démocraties occidentales sont confrontées à des crises de légitimité – comme en témoigne l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021 suite à l’élection de Joe Biden face à Donald Trump. C’est un cas frappant.
Le rôle des réseaux sociaux dans les élections africaines est croissant. Quels effets ont-ils sur la participation citoyenne et la transparence ?
Les réseaux sociaux donnent une impression de transparence accrue : tout devient visible, des meetings politiques aux mobilisations spontanées. Mais cette visibilité reste parfois superficielle. La vraie question est de savoir si ces mobilisations en ligne peuvent devenir une force politique réelle. Souvent, les campagnes sont orchestrées par les pouvoirs en place, et les réseaux sociaux ne parviennent pas à dépasser leur rôle de contre-pouvoir, il ne devient plus que symbolique.
Avec l’affirmation des présences de la Chine, de la Russie ou de la Turquie, le jeu des influences sur le continent semble se reconfigurer. Quels impacts cela a-t-il sur les démocraties africaines ?
Cette multiplication des partenaires donne aux États africains une marge de manœuvre nouvelle. Ils ne sont plus soumis à un seul modèle, qu’il soit occidental ou autre. Prenez l’exemple des corridors pétroliers, comme le corridor de Lobito en Angola : ce sont des espaces de négociations où les acteurs angolais imposent leurs conditions même face à des puissances comme les Etats-Unis ! Ces alliances diversifiées permettent une souveraineté accrue dans les choix économiques et politiques.
Les débats sur la représentativité et l’équité électorale sont de plus en plus fréquents. Quelle est leur portée sur les sociétés africaines ?
Ces débats reflètent une quête de légitimité politique et sociale. Mais les processus électoraux restent marqués par des logiques de reproduction sociale et politique. C’est ce que j’ai pu étudier comme chercheur. Souvent, on retrouve au pouvoir des "héritiers" : les enfants de chefs d’État ou figures issues des élites traditionnelles. Cette dynamique n’est pas propre aux pays africains : on la retrouve aussi aux États-Unis ou en Europe évidemment. La différence, c’est que sur le continent, ces systèmes de continuité, de domination, sont parfois vécus comme des stabilisateurs sociaux, malgré les tensions qu’ils génèrent.