Une nation si singulière
Terre de passage et d’échanges séculaires, avec une nature exigeante, Djibouti a su faire de sa position géographique un chemin d’émergence. Hub portuaire en pleine expansion, engagé dans la transition énergétique, le pays cherche à construire un modèle inclusif et durable.
Ceux qui ont eu la chance de voyager à Djibouti décrivent souvent une sensation émouvante: celle de remonter dans le temps, de se retrouver comme à l’origine du monde. Ici, sur cette Corne de l’Afrique, le cap est du continent, les phénomènes géologiques, les transformations de notre planète sont quasiment visibles à l’œil nu: la rencontre de plaques tectoniques, les déplacements centimètre par centimètre, les failles qui s’écartent lentement, les paysages de lave figée et de sel témoignent d’une terre encore en mouvement. Djibouti est un territoire brut, minéral, où le bleu intense de la mer Rouge se confronte à l’éclat des lacs intérieurs. Le lac Assal, situé à 155 mètres sous le niveau de la mer, offre un spectacle irréel: une banquise de sel qui s’étend jusqu’à l’horizon. Et le lac Abbé porte fièrement ses cheminées calcaires surgissant du sol. Cette nature extravertie, contraignante, est bien plus qu’un décor: elle structure profondément l’identité du pays. L’histoire, ici, est celle d’un carrefour. Bien avant la colonisation, la côte djiboutienne servait de point d’appui aux échanges entre la péninsule Arabique et l’Afrique intérieure. Les caravanes descendant des hauts plateaux éthiopiens y trouvaient un débouché vers la mer. Les peuples Afar et Issa y circulaient selon les saisons et les ressources. Au VII e siècle, l’islam y prend racine. À la fin du XIXe siècle, la France installe un port et un chemin de fer, une escale stratégique sur la route des Indes. Et la porte maritime d’un empire éthiopien enclavé. De ce point de vue, l’indépendance en 1977 marque à la fois une rupture, mais aussi la continuité. Celle d’un pays neuf, réuni, mais toujours marqué par sa position géographique, ouvert au grand large. Aujourd’hui, cette vocation maritime est plus visible que jamais. Djibouti se situe à l’entrée du détroit de Bab el-Mandeb, point de passage stratégique de 10% du commerce maritime mondial. Dépourvu de richesses naturelles, le pays a fait de sa géographie son principal levier de développement. Depuis le début des années 2000, il investit massivement dans ses infrastructures portuaires et logistiques. Le port de Doraleh, les zones franches et le corridor ferroviaire vers Addis-Abeba ont fait émerger Djibouti comme hub commercial international. Cette stratégie est organisée autour du plan «Vision 2035», qui vise désormais à diversifier l’économie vers l’industrie, la transformation, le transit, les télécommunications et les services numériques.
Cette mutation se lit dans le paysage urbain. À la fin des années 1930, Djibouti-ville comptait moins de 20000 habitants. Elle en abrite aujourd’hui près de 600000. Les quartiers résidentiels se sont étendus, les premières tours se dressent face à la mer. Au crépuscule, à l’horizon, le profil des grues des nouveaux ports souligne l’énergie du pays. Entre mers et continent, la ville s’intègre dans la tradition de l’échange, du dialogue et du passage. Djibouti, «la terre des dieux», comme l’appelaient les anciens Égyptiens, s’installe sur la carte du monde.
Cette transformation s’effectue dans un environnement naturel de plus en plus difficile. Djibouti est l’un des pays les plus exposés au changement climatique: températures en hausse accélérée, stress hydrique aggravé, risques de montée du niveau marin. Les épisodes de sécheresse et d’inondations flash affectent les populations les plus vulnérables, notamment dans les zones rurales. Face à cette pression, le pays a engagé une transition énergétique ambitieuse. Géothermie dans le Rift, solaire dans les régions désertiques, éolien sur la côte: Djibouti entend produire 100% de son électricité à partir d’énergies renouvelables d’ici à 2030. Non par posture écologique, mais par nécessité stratégique pour réduire sa dépendance énergétique et sécuriser son modèle de développement à long terme.
Malgré des moyens limités, ces projets incarnent une stratégie désormais affirmée: faire du climat un facteur d’innovation plutôt qu’une fatalité. Le pays explore également les perspectives de dessalement de l’eau de mer alimenté par l’énergie verte, ainsi que la capture de CO2 dans les zones volcaniques. La transition énergétique devient un pilier de souveraineté autant qu’un levier de résilience.
L’ambition, portuaire, commerciale, logistique, celle aussi du développement durable, entraîne une exigence d’inclusivité. La croissance soutenue des deux dernières décennies a été réelle, mais inégale. Les quartiers périphériques de la capitale et l’arrière-pays concentrent les fragilités sociales. Pour le gouvernement, le cap est clair. L’émergence doit s’accompagner de la réduction des inégalités, du renforcement du système éducatif. De la promotion de l’entrepreneuriat local et donc de la création d’opportunités pour les jeunes diplômés, femmes et hommes. Plus de 60% de la population djiboutienne a moins de 30 ans. À la fois une force et un défi majeur. Le chômage des jeunes demeure élevé, malgré les investissements. L’enjeu n’est plus seulement d’attirer des capitaux, mais de transformer ces investissements en emplois locaux, en compétences, en mobilité sociale. La stabilité du pays repose sur cette équation: maintenir l’ambition, l’ouverture au monde, tout en focalisant l’énergie intérieure vers la lutte contre les pauvretés et les précarités. Transformer l’avantage géographique en développement inclusif et durable.
La force de Djibouti réside dans cette capacité d’adaptation, d’affronter les contraintes ou de les contourner. C’est un pays de très longue histoire, en construction permanente. Une nation moderne en formation, consciente de sa vulnérabilité autant que de sa singularité. Le pays n’a jamais été une économie de rente, mais une économie d’opportunités. Un processus créatif et d’équilibre permanent, en quelque sorte.