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Chafik Gasmi

Vertiges de la création

Par - Publié en février 2016
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Par Sabine Cessou

hafik Gasmi ne fait rien comme tout le monde. À 15 ans, en 1977, ce fort en maths a été champion du 100 mètres haies à Alger, quitte à se faire couper les cheveux pour ne pas être reconnu par son propre entraîneur le jour de la course. La raison ? Il avait fait en secret ses propres séances « contraires » d’entraînement, pour passer sa jambe droite d’abord et non la gauche par-dessus les obstacles… À Paris, où sa famille suit la même année son père, un commerçant qui fait le choix de s’installer en France, il est fasciné par les chantiers. Il étudie l’architecture à l’école Paris-Tolbiac, mais s’illustre très vite dans le design. Sa première ligne de mobilier, baptisée « Univers intérieur », lui vaut dès 1992 le grand prix de la critique du Salon du meuble à Paris pour… l’ensemble de son oeuvre.
 
Il a tout juste 30 ans. Pour se protéger, il se replie à Meaux dans l’usine de son nouvel employeur, Moulin-Galland, une marque de meubles d’extérieur. Il redessine une chaise mythique, « Square », qui essaime dans les jardins publics à New York et devient emblématique de Times Square. Il travaille aussi avec le fabricant de meubles Hugues Chevalier, pour lequel il dessine un fauteuil « Ying » en cuir et bois de sycomore, repéré par Matignon pour le salon du Premier ministre… Toujours discret, Chafik Gasmi s’arrange pour rester à l’écart des projecteurs.
 
Ce qui n’empêche pas son ascension fulgurante. À tel point qu’en 2004, l’Assemblée nationale lui décerne le prix du talent de la réussite des « Français venus de loin ». On lui doit, entre autres, le design du magasin phare de Sephora sur les Champs-Élysées en 1996, organisé comme une cathédrale autour du vide et de la déambulation possible du client… « J’ai fait le pari de placer les gammes les plus précieuses au fond du magasin, comme un autel. » Il conçoit aussi les magasins Sephora à New York et Barcelone. Reconnu et apprécié par Bernard Arnault, le PDG de LVMH, il collabore ensuite avec Dior, Kenzo et Givenchy.
 
S’il était un personnage de bande dessinée, Chafik Gasmi figurerait avec une ampoule allumée en permanence au-dessus de la tête. En deux minutes, lors d’une simple visite de travail chez une grande marque de cosmétiques, il peut débloquer une équipe qui butte sur une nouvelle fragrance, en donnant juste son avis. Il est aussi capable de voir tout l’or qui brille dans le nom Christian Dior,
pour conseiller à la marque d’axer son identité sur son patronyme et la couleur – d’où les parfums « J’adore ». Devenu directeur artistique chez Baccarat, il signe en 2011 un lustre d’anthologie, « Full Moon », pour l’hôtel cinq étoiles londonien Corinthia. 
 
Le designer a fondé son propre studio en 2004 et s’est inscrit en 2015 à l’ordre des architectes. Il n’a aucune archive et ne s’encombre pas de références ou du passé. Habillé de noir en hiver et de blanc en été, il aime passer de saison en saison et de projet en projet. Remplir un formulaire l’angoisse, mais il n’a pas peur de la page blanche. Au contraire, la sensation de vertige qu’elle lui procure
représente son « kif » le plus « grave », avoue-t-il.
 
Quinquagénaire rayonnant, il touche à tout avec bonheur, dans ses trois métiers, qu’il décrit comme autant de points d’équilibre : l’architecture, le design et la direction artistique. Son autre tabouret personnel à trois pieds pourrait être sa triple culture – kabyle, arabe, française. Il a le goût de l’excellence et du rayonnement français, de la chaleur et de la sensualité orientales, mais reconnaît que son côté berbère, un univers « de taiseux solidaires en relation avec la nature et les éléments », lui donne une « profondeur ». 
 
Né l’année de l’indépendance en Algérie, il reste attaché à son pays. Il a réalisé des projets « pharaoniques » dans sa ville, comme la rénovation du Musée d’art moderne d’Alger (Mama), qui lui a consacré en 2008 une rétrospective. Il en garde un souvenir mitigé : aucun catalogue n’a pu être réalisé, et il n’a récupéré aucune pièce intacte… Convaincu qu’il n’y a rien d’autre à faire que « travailler et laisser
le temps produire des résultats incontestables », ce créatif n’est pas dans le compromis, même s’il sait se montrer très diplomate. « Je suis toujours bienveillant en équipe, sauf dans deux cas, face à la méchanceté gratuite ou à la malhonnêteté intellectuelle. » Demandé à Dubai, Doha et Casablanca sur des projets de luxe encore confidentiels, il peut intégrer bien des contraintes, sauf celle du temps,
« incompressible ». Celui qu’il faut, environ cinq ans à chaque projet, « pour se mettre à niveau dans un nouveau domaine ». Et puis les dix-huit mois nécessaires pour recueillir les fruits d’un nouveau concept. « Ce cycle rend les designers vulnérables, parce que les premiers résultats sont toujours décevants par rapport aux attentes, aux rêves et à l’image générés par chaque projet. »
 
En septembre 2015, il a signé le nouveau stand Lancôme des magasins Printemps, à Paris. Son idée : se concentrer sur le client plutôt que sur le produit ; la consommatrice se retrouve
au centre d’un salon d’essai, avec les flacons et palettes à portée de main, rangés par couleurs plutôt que par prix, autour d’une table équipée de miroirs coulissants et de magnifiques lustres. Il n’anticipe pas sur les résultats en termes de ventes. Avec la modestie qui fait la marque des grands, il invite plutôt à se rendre sur les lieux pour tenter l’expérience…