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Interview

Wilfrid Lauriano do Rego :
« Les États européens ont tout intérêt à miser sur une stratégie de voisinage avec l’Afrique »

Par Cédric Gouverneur - Publié en février 2022
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En mai 2020, alors que la planète se confinait et que les chaînes logistiques rompaient, vous avez cosigné une tribune dans Le Monde appelant à tirer les enseignements de la crise. Vous citez les exemples édifiants de la noix de cajou produite en Côte d’Ivoire pour être transformée en Asie, d’un Nigeria producteur de caoutchouc mais dépourvu d’usines de pneus, etc. Nous sommes début 2022. Êtes-vous optimiste quant à la « relocalisation » de l'économie africaine ? Les leçons de la crise sanitaire sont-elles en train d'être tirées ?

Cet enjeu dépasse le cadre de l’Afrique. La crise sanitaire a fait prendre conscience aux pays africains comme européens de leur dépendance vis-à-vis de la production asiatique et de leur vulnérabilité industrielle. Mais la relocalisation des unités de production est une double opportunité pour l’Afrique !

Wilfrid Lauriano do Rego
Wilfrid Lauriano do Rego 

D’abord, parce qu’elle signifie l’augmentation puis l’autonomie de la production industrielle, indispensables pour la création de richesses, l’emploi des jeunes et l’entrepreneuriat, mais aussi plus largement pour relever d’autres enjeux majeurs du continent: la sécurité alimentaire, le climat ou le financement des infrastructures. Prenez l’exemple récent de la Plateforme industrielle d’Adétikopé, au Togo, inaugurée le 6 juin 2021, qui a pour vocation de créer des chaînes industrielles à haute valeur ajoutée dans plusieurs secteurs agro-industriels, comme le coton, le soja, le café ou encore la volaille.

Ensuite, car ce débat sur la relocalisation a fait prendre conscience aux États européens qu’ils ont tout intérêt à miser sur une stratégie de voisinage avec le continent africain autour d’échanges équitables plus directs, plus sûrs et plus proches qu’avec l’Asie.

Des deux côtés, en Afrique comme en Europe, les pays doivent trouver un équilibre entre, d’une part, la protection de leurs savoir-faire et de leurs entreprises naissantes et, d’autre part, la confrontation avec le marché extérieur, qui crée également de la valeur et permet de garantir la prospérité des populations. Ce sont aussi les échanges qui créent de la richesse !

Un juste équilibre doit être trouvé, et il passe selon moi par la régionalisation des relations commerciales. Les pays africains doivent se saisir de l’occasion pour accélérer l’intégration du continent, renforcer les espaces économiques régionaux et achever la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) afin d’aboutir à la création d’un marché intérieur. L’accroissement des échanges permettra de bénéficier des avantages comparatifs locaux et de la demande régionale des consommateurs, d'accéder à une gamme de produits plus large, et d'équilibrer les fluctuations de la production et des prix nationaux par les importations et exportations intracontinentales.

L’alternative libre-échange ou protectionnisme est un faux dilemme. Il faut trouver un équilibre entre ces deux extrêmes.

L'industrialisation en Afrique suit plusieurs pistes : conglomérats qui investissent tous azimuts (à l’exemple du Dangote Group au Nigeria), révolution technologique (les drones et la tech au Rwanda), planification étatique (les parcs industriels éthiopiens)… Que vous inspirent ces différentes voies ?

L’Afrique ne se résume plus à un terrain de concurrence économique, et vos exemples montrent qu’elle mise déjà sur elle-même, sur son industrialisation, en tirant parti des chaînes de valeur, en augmentant la valeur ajoutée de ses produits et services. Je crois à la hausse des investissements directs africains et des transactions intracontinentales pour favoriser le libre-échange et la concurrence loyale dans une zone d’intégration économique et commerciale, mais également pour une plus grande résilience face aux chocs économiques.

Et je crois à la diversification des partenaires commerciaux du continent. Les parcs industriels et les investissements africains dans la production et le numérique sont autant d’occasions d’attirer des sociétés et des investisseurs internationaux à des conditions favorables pour l’économie locale. Mais il faut pouvoir exiger des contreparties sociales et environnementales, l’inclusion des producteurs et fournisseurs locaux, la création d’emplois décents… Les États ont donc un rôle à jouer. Alstom, en Afrique du Sud, emploie 99,6 % d'employés locaux et travaille avec des fournisseurs issus en majorité des communautés défavorisées, car le groupe applique le Broad-Based Black Economic Empowerment (B-BBEE) mis en place par le gouvernement du pays. Les petites et moyennes entreprises (PME) africaines peuvent également se voir confier des segments entiers de production par des grands groupes, comme Lactalis le fait avec MilkAfric au Botswana – ce qui permet de transférer les compétences industrielles du groupe français, lui-même bénéficiant des savoir-faire et de l’expérience de son partenaire.

J’en suis convaincu, l’Afrique de demain sera une Afrique pleinement intégrée, ouverte au monde et en mesure de choisir ses partenaires.

Comment faire en sorte que cette industrialisation respecte l'environnement ?

La pandémie a accéléré la prise de conscience du potentiel du continent, qui a mis en échec beaucoup de prédictions, et de l’ampleur des défis environnementaux qui s’y jouent. L'avenir de la lutte contre le réchauffement planétaire est en Afrique.

Pour investir dans une industrialisation verte, le secteur agricole constitue l’un des piliers, notamment car il représente un levier important de croissance économique – plus de 25 % du PIB du continent –, et que la population africaine est appelée à doubler d’ici à 2050, pour atteindre 2,5 milliards. Par conséquent, la question démographique s’impose, tant dans les agendas nationaux qu’à l’échelle de l’Union africaine (UA). Il faut augmenter la production agricole et la transformation sur place en favorisant une agro-industrie respectueuse de l’environnement, et miser sur une intensification durable. Les pistes de l’agroécologie et l’utilisation du numérique et des biotechnologies doivent être résolument adoptées pour moderniser les techniques et développer une véritable intelligence agroalimentaire.

C’est également à travers de nouveaux modèles de financement qu’on pourra stimuler une industrialisation à impact positif. L’exemple des nouveaux modèles de la finance à impact est éloquent, le financement mixte ayant à lui seul mobilisé autour de 152 milliards de dollars en capital dans les pays émergents en 2019 ! La finance climat, bien qu’elle n’en soit qu’à ses débuts, est aussi un outil pour rendre les projets verts plus rentables que les projets polluants. Les certificats environnementaux titrisés et valorisés financièrement permettent de générer des compléments de revenu pour ces projets verts et d’inciter les industriels à préférer la voie de l’impact !

Enfin, il est devenu urgent de construire des infrastructures durables et de qualité, dans le respect de l’accord de Paris sur le climat, essentielles pour développer le potentiel de croissance du continent. Compte tenu de l’ampleur des besoins en investissement, le recours aux partenariats public-privé (PPP) économiquement efficaces, financièrement rentables et socialement équitables doit être privilégié. La couverture des besoins en services de base par le secteur privé est une nécessité pour atteindre les objectifs de développement durables, car l’aide publique au développement et les budgets des États sont insuffisants. Le « new deal » avec l’Afrique, initié par le président Emmanuel Macron lors du Sommet sur le financement des économies africaines, le 18 mai 2021, appelle la communauté internationale à se mobiliser pour renforcer le financement de ces infrastructures, en s’appuyant sur des standards internationaux de haut niveau.

Vous êtes coordinateur du Conseil présidentiel pour l'Afrique (CPA) : quel est l’impact de la présidence française de l'UE sur la politique commerciale européenne en Afrique ?

Il y a depuis 2017 un vrai leadership français en Europe et dans le monde en faveur du continent africain, comme l’illustrent le discours de Ouagadougou et le new deal avec l’Afrique. Ce leadership n’a cessé d’engager l’Europe. Je pense à l’appel d’Emmanuel Macron lors du Sommet sur le financement des économies africaines pour atteindre 100 milliards de dollars de droits de tirage spéciaux en direction de l’Afrique, je pense aussi aux efforts engagés pour la vaccination à travers l’initiative Covax… À l’heure de la présidence française de l'UE, ce leadership est une opportunité pour la réinvention de l’axe afro-européen. La relation entre l’Afrique et l’Europe est le grand projet politique des décennies à venir. Chacun des deux continents a besoin de l'autre pour devenir plus fort, d’un vrai partenariat, et d’une autonomie stratégique européenne, indispensable aux côtés des États-Unis et de la Chine.

L’UE est le premier investisseur en Afrique, le premier partenaire commercial, et le premier acteur du développement du continent. Le système des préférences généralisées de l'Union européenne et les accords de partenariat économique accordent déjà des accès préférentiels au marché européen sans contrepartie commerciale pour l’Afrique.

Les travaux de la présidence française de l’UE sont guidés par des exemples ambitieux de structuration de filières industrielles, comme le câblage électrique et électronique pour l’automobile en Tunisie, par exemple. Ils tiennent compte du calendrier de modernisation des accords d’association avec les pays d’Afrique du Nord, ou encore de la mise en œuvre de l’accord post-Cotonou avec les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. La relance du partenariat entre l’union européenne et l’Afrique doit cependant dépasser la simple question économique, et la France en est convaincue. Alignée sur la communication du Parlement européen et du Conseil de mars 2020, intitulée « Vers une stratégie globale avec l’Afrique », la présidence française de l’UE travaille sur les défis communs de l’Afrique et de l’Europe : transition verte et accès à l’énergie, transition numérique, croissance et emplois durables, paix et migrations.

Le sommet entre l’UE et UA permettra d’impulser cette ambition renouvelée, une ambition fondée à renforcer l’intégration des chaînes de valeur entre l’Europe et l’Afrique, et à répondre à l’impératif de transitions écologiques et numériques de nos économies. Car c’est là le cœur du projet français en Europe : approfondir davantage nos liens commerciaux et les investissements durables, favoriser un climat des affaires respectueux de l’environnement et accompagner l’intégration régionale et continentale de l’Afrique. L’objectif, à terme, sera d’aboutir à un accord commercial de continent à continent.

Quel impact la mise en route de la Zlecaf peut-elle avoir sur les relations UE-UA ?

La création de la Zlecaf a d’abord pour objectif d'ouvrir l'Afrique sur elle-même, un marché qui compte environ 1,2 milliard d'habitants. Cette intégration doit s’accompagner d’une augmentation des échanges entre les pays africains, estimés en 2019 à seulement 16 % ! C’est un prérequis indispensable pour le succès de la zone de libre-échange. Et c’est en même temps à la Zlecaf d’aboutir à plus d’échanges, mais pour accroître ces relations commerciales, plusieurs défis persistent : l'insuffisance des infrastructures de transport, entraînant des coûts importants qui affaiblissent la compétitivité locale ; la nécessité de formaliser le commerce transfrontalier – qui est à 75 % informel en Afrique de l'Ouest – autour des produits alimentaires de base, les céréales, les produits de l'élevage, les légumes… Avec l’industrialisation du continent, l’amélioration des échanges intra-africains est un enjeu pour la sécurité alimentaire.

La Zlecaf permettra aussi de redéfinir le positionnement de l'Afrique sur le marché mondial ainsi que dans ses relations avec les États tiers, et de renforcer son statut d'acteur du commerce international. Cela signifie une nouvelle capacité à négocier, proposer et inciter les sociétés à investir durablement dans les secteurs stratégiques de développement du continent. C’est devenir une puissance commerciale, partenaire de l’UE, pour plus de prospérité en Afrique et en Europe. Au-delà de ses avantages économiques, la politique commerciale de l’UA pourra jouer un rôle majeur dans la promotion des valeurs d’inclusion économique et sociale, de responsabilité environnementale, de respect des droits de l’homme et de bonne gouvernance. Ce nouveau paradigme, je l’espère, aboutira à une redéfinition de la division Nord-Sud, amenant les entreprises d’Europe et du monde à adapter leurs chaînes d'approvisionnement aux besoins de l'Afrique.

Mais ce changement de regard sur le continent et la perception du risque qu’ont les acteurs financiers européens ne se fera pas sans une action forte pour l’uniformisation et la transparence des politiques commerciales de l'Afrique. Car depuis le traité d'Abuja, en 1991, ses relations commerciales avec le reste du monde n'ont cessé de se complexifier. Harmonisation fiscale, lisibilité des contrôles douaniers, cadre réglementaire et juridique simplifié sont à renforcer pour faire de l’Afrique une destination plus attrayante encore pour les investissements étrangers et inciter les entreprises européennes à se diversifier sur des marchés moins connus du continent. La présidence française de l’UE accompagne activement la mise en route de la Zlecaf, car de la réussite de ce projet continental dépend le renouveau des relations économiques entre l’Union européenne et les pays d’Afrique.