Yamen Manai
Au bord de l'abîme
Le nouveau roman de l’écrivain tunisien porte la voix d’un adolescent révolté par la violence et l’injustice de sa société, dont il dresse un portrait au vitriol. Un texte coup-de-poing couronné par le prix de la Littérature arabe en 2022.
C’est un roman fulgurant, fiévreux, qui emporte, bouscule, bouleverse le lecteur. L’histoire d’un adolescent en Tunisie qui s’insurge et se soulève contre les injustices de sa société. Face à l’hostilité et à la cruauté des adultes, il trouve en Bella, sa chienne, l’amour inconditionnel et le réconfort. Et gare à ceux qui osent s’en prendre à son amie… Quatrième roman de Yamen Manai, récit d’apprentissage dans un monde désenchanté, Bel Abîme est un texte percutant, une insurrection litté raire. Une plume trempée dans le feu de la révolte. Un verbe affûté, tranchant, pour dénoncer les maux d’une société, clamer la colère, la fureur de vivre d’une jeunesse.
Né en 1980 à Tunis, l’écrivain tombe dans le bain des mots dès l’enfance, dévorant les ouvrages de la bibliothèque familiale, des œuvres de l’Égyptien Tawfiq al-Hakim à celles du Français Émile Zola. Ingénieur dans le domaine des nouvelles technologies de l’information, il vit aujourd’hui à Paris. Ses talents de conteur et ses analyses fines de la nature humaine, souvent teintées d’humour et d’ironie sont salués par la critique. Après un premier roman, La Marche de l’incertitude, en 2010, son deuxième, La Sérénade d’Ibrahim Santos, a été récompensé du prix Alain Fournier en 2012. Puis, L’Amas ardent a été couronné de huit prix littéraires, dont celui des Cinq Continents de la francophonie en 2017. Quant à Bel Abîme, il est notamment lauréat du prix Orange du livre en Afrique et du prix de la Littérature arabe 2022.
AM : Possédé par l’histoire de cet adolescent, vous avez écrit Bel Abîme en quelques jours, pris dans une forme de transe.
Yamen Manai : Des lecteurs pensent que j’ai emprunté la voix de cet adolescent, mais en réalité, j’ai l’impression que c’est l’adolescent qui m’a utilisé. J’entendais sa voix, j’avais la sensation qu’il était réel, de chair et d’os. Il était impossible pour moi d’interrompre son flux de paroles, qui m’étaient dictées. C’est inédit ; je n’ai pas connu cette transe d’écriture avec mes précédents romans – écrits sur des temps plus longs, de façon plus sereine. J’ai écrit Bel Abîme en une semaine, dans les conditions idéales dont rêve tout écrivain : seul et sans contrainte. Je dormais et mangeais très peu. Une fois terminé, j’étais aussi épuisé, vidé que mon personnage.
Comment avez-vous imaginé le parcours de ce jeune qui n’a connu qu’un monde de violence et de cruauté ?
Mon vécu ainsi que celui de nombreux Tunisiens ressemblent fortement à ce que traverse cet adolescent. Dans cette société patriarcale, les violences faites sur les enfants, notamment au sein du cercle familial, sont monnaie courante. Ce n’était donc pas difficile à imaginer.
En vue de son prochain jugement, ce jeune fait le procès de sa société…
Dans la préparation de son jugement, il a le droit à un avocat et reçoit la visite d’un expert psychiatrique ; ces deux hommes essaient de comprendre les ressorts de ses actes. La seule justification qu’il peut leur donner, c’est qu’il est le pur produit de sa société. Il n’est que la manifestation des comportements qu’on lui a toujours inculqués. Pour comprendre pourquoi il en est arrivé à commettre de tels actes, il faut comprendre les mécanismes sociaux. C’est un réquisitoire contre ce qu’il a toujours connu.
Sans concessions, son propos est sombre, amer, désenchanté. Ne manque-t-il pas de nuances ?
Le texte est brut, mais porteur de nuances. Certes, cet adolescent ne concède rien, il est dans l’irrévérence, parfois même la véhémence. Comme toutes les paroles de vérité, son propos peut mettre mal à l’aise, déranger. Une fois adulte, on essaie de trouver les entourloupes permettant de maquiller la vérité et de continuer à justifier l’injustifiable. Mais ce ne sont pas des nuances, plutôt des mensonges !
La révolte de la jeunesse détient-elle cette vérité ? En tant qu’adulte, on peut verser dans le politiquement correct, le conformisme, le compromis, voire la compromission…
Oui. On n’est jamais aussi proche de ses idéaux qu’à l’adolescence. On pense que le monde peut être juste et beau. Mais plus on ouvre les yeux sur lui, plus on se rend compte de son hypocrisie, qui dénature l’aventure humaine.
« La violence est comme une folie qui circule », écrivez-vous. Et les enfants du peuple ne sont pas tout à fait le «terminus de la cruauté » : ils se défoulent eux-mêmes sur les animaux…
Quand on subit la violence, on cherche hélas un souffredouleur. Tout ce qui ne peut pas se défendre, qui manque de représentants – comme l’environnement, les animaux, etc. –, devient une proie. Je décris d’ailleurs des scènes de violence réelles, lesquelles ont été filmées et diffusées sur les réseaux sociaux, qui montrent des enfants maltraitant les animaux du zoo de Tunis.
Pourquoi votre héros trouve-t-il son salut dans l’amour de Bella, sa chienne ?
Je connais l’amitié entre un homme et un chien. Je sais ce qu’elle peut apporter comme sentiment de réconfort, de compréhension, que l’on ne trouve pas parfois chez ses semblables ! En outre, le chien est aussi très représentatif de notre hypocrisie. Cet animal se fiche des conventions sociales – il urine sur les murs des enceintes les plus sacrées, renifle sans honte le postérieur de son semblable dans les lieux publics, copule devant nous au point de nous mettre mal à l’aise… Il le fait naturellement et n’affiche pas des comportements différents selon la présence de ses congénères. L’humain réprouve ces comportements du chien, alors qu’il peut faire la même chose une fois que les autres ont le dos tourné. Conditionnés par cette hypocrisie, nous respectons ces règles de bienséance en plein jour, mais nous les transgressons dans l’ombre. Le livre montre ce basculement de valeur : cet enfant trouve l’humanité dans la bête, et la bestialité chez les hommes.
Le chien est considéré comme un animal impur par l’islam…
Il est considéré comme impur par ceux qui croient aux hadiths rapportés sur le Prophète, lesquels ne constituent pas l’intégralité de la religion musulmane. Mon roman donne aussi l’occasion de rappeler la valeur historique de cette parole, de remettre en question son authenticité. Bâtir une vision du rapport à l’animal sur une parole qui ne serait pas authentique est dangereux. Le chien n’est pas uniquement honni dans cette religion, mais au sein de plusieurs cultures. L’expression « une vie de chien » désigne la limite de ce qu’un humain peut espérer. En Occident, se faire traiter de chien est une insulte.
Les agents municipaux abattent les chiens errants afin de protéger la population de la maladie de la rage. Mais la rage sociale a déjà gagné la population, indique votre personnage…
C’est également une façon de tourner en dérision ce discours, lequel feint de ne pas voir la réalité en face. Beaucoup de Tunisiens sont très en colère par rapport à la situation depuis la révolution, l’état du pays qui se dégrade de jour en jour. La maladie de la rage est peut-être un fléau plus facile à traiter, contrairement à la grogne, à la rage sociale, qui nécessite une politique à tous les niveaux.
Votre précédent roman, L’Amas ardent, décrivait l’univers des abeilles. Pourquoi ce lien au monde animal vous intéresse-t-il ? Que dit-il de notre nature humaine ?
C’est plutôt l’absence de ce lien dans la littérature qui témoigne de notre vanité, de notre folie des grandeurs. L’humain se considère comme l’espèce élue, celle qui doit dominer la nature et l’ensemble du vivant. Or, je ne peux réduire l’être humain à ses interactions avec ses semblables. J’ai eu le privilège de grandir dans des endroits où ce lien au vivant était source de richesse, d’épanouissement. Je mesure le bien qu’il peut nous apporter, et à quel point le fragiliser nous appauvrit et nous plonge dans la médiocrité.
« La vérité, c’est qu’on ne mérite pas un si beau pays », écrivez-vous…
La Tunisie est un magnifique pays. J’ai connu celle des années 1980, avant la prolifération du plastique. Certains comportements ne sont pas à la hauteur de cette terre. Plusieurs plages où je me baignais enfant dans la banlieue de Tunis sont aujourd’hui impraticables. Dans des coins reculés de la campagne, des sachets plastique sont accrochés aux arbres. Le pays a souffert des comportements de ses habitants, même si je ne les pointe pas uniquement du doigt. C’est aussi un enchaînement d’histoires, d’un manque de politiques menées en ce sens. La Tunisie a aussi connu une explosion démographique – par rapport aux années 1980, la population a doublé. Mais plus globalement, mérite-t-on cette planète ? Un exemple parmi tant d’autres : face à la pression des lobbies, on peine à interdire l’usage d’insecticides, qui pourtant polluent et tuent le vivant.
Cruel, violent, le père de votre personnage est professeur d’université. Est-ce pour casser ce cliché qui voudrait que la violence soit le lot des classes défavorisées ?
La tendresse, la capacité d’aimer ne sont pas réservées à une seule couche sociale. Le fait d’être lettré, instruit ne sauve pas, malheureusement. Autour de moi, j’ai vu des médecins, des universitaires violenter leurs enfants, et des ouvriers être tendres avec leur progéniture…
Que représente la main, que l’adolescent cherche à atteindre chez ses adversaires ?
Comme beaucoup de Tunisiens, il est fatigué des discours, des promesses non tenues. « L’humain est un être de parole », entend-on souvent. C’est grâce à cette faculté du langage qu’il serait devenu ce qu’il est. Mais pour cet enfant, la parole ne vaut rien, c’est du vent. Lui a besoin de voir du concret. La main définit notre humanité. Ce qui reste, c’est ce que l’on réalise, ce que l’on bâtit avec nos mains.
Son constat sur l’héritage de la révolution tunisienne est pétri de désillusions. Par exemple, la démocratie consisterait juste à choisir entre la peste et le choléra. Vous partagez son regard ?
C’est son droit de le penser. Pour ma part, je distingue toutefois des choses positives dans cette révolution. Elle a apporté son lot de problèmes mais aussi de progrès, peut-être infimes. Comme le fait que le droit associatif n’existait pas sous l’ère Ben Ali. Aujourd’hui, des associations sont créées pour prendre à bras-le-corps des questions sociétales : la défense des droits des mères célibataires, des homosexuels, des animaux, la protection de l’environnement, etc. La société civile a certainement plus de moyens pour rééquilibrer les mauvaises politiques. Est-ce suffisant ? Quoi qu’il en soit, mon personnage est dans l’urgence. Les jeunes réclament un avenir digne, ils n’en peuvent plus d’attendre. Certains quittent même le pays au prix de leur vie.
Ce bel abîme, c’est donc la Tunisie, ce pays où s’échouent hélas les rêves d’une jeunesse ?
En effet. Pendant longtemps, la Tunisie a tenu ce discours : sans ressources minières, pétrolières, gazières, sa seule richesse est sa jeunesse. Mais rien n’a été fait pour que celle-ci puisse s’exprimer, qu’elle soit à la source et à la récolte d’une transformation du pays. À juste titre, la révolution a été désignée comme celle de la jeunesse. Pourtant, le président d’alors [Ben Ali, ndlr] était l’un des plus vieux du monde. « Notre richesse, c’est la jeunesse » est un discours creux, insensé, contre lequel il faut s’insurger.
Vous dénoncez aussi cette manie de se comparer aux autres pays pour se consoler de sa propre situation…
C’est valable pour tous les États. En regardant les malheurs des autres, avec satisfaction, on est enjoints à relativiser notre condition. Je récuse cette idée, elle n’a aucun sens. Comparaison n’est pas raison ; chaque pays a sa trajectoire. Si une comparaison est à faire, c’est par rapport à notre propre état, à notre évolution, pour le meilleur ou le pire. À l’échelle individuelle comme à celle d’une société, nous devons être notre seul point de repère. Tout en nous inspirant du meilleur chez les autres.
Écrire vous a-t-il soulagé de votre colère ?
Tous mes livres ont eu une dimension cathartique. Ce qui déclenche ma plume, ce sont la laideur, la violence que j’observe, afin de les pointer du doigt, de les extérioriser. La littérature me débarrasse de ces visions, qui peuvent me contaminer, atteindre ma sérénité. Elle m’aide à sublimer, à dépasser ces sentiments. Quand il y a lieu de s’émerveiller, je n’écris pas, je me contente de contempler.
La littérature est-elle un moyen de provoquer une prise de conscience chez le lecteur ?
Je ne pense pas à la place de celui-ci. Je le laisse libre de juger ce que le livre peut lui apporter : une prise de conscience, une émotion, un simple divertissement… Chacun voit midi à sa porte ! La littérature a hélas toujours manqué de moyens pour contribuer à changer les choses. En témoigne la petite place qui lui est octroyée dans les médias, même en France, où l’on a l’impression que le livre se porte très bien. J’aimerais croire que la littérature est capable de bousculer le monde. En réalité, la plupart des écrivains galèrent. Il n’existe pas vraiment de politique de soutien.
Être publié par Elyzad, une maison d’édition tunisienne, est-il important pour vous ?
Oui. Après plusieurs décennies de dictature, puis de gestion postrévolutionnaire calamiteuse, la littérature ne s’est pas épanouie en Tunisie. Il faut une politique qui encourage l’édition, la diffusion, la distribution. Une dictature n’a pas vocation à rendre le livre attractif, au contraire : pour abrutir son peuple, elle coupe tout élan de l’esprit, dont la littérature est un symbole. Pendant des années, des bibliothèques, des librairies ont fermé. Les gens sont entrés en désamour pour les livres, au point que les chiffres sur la pratique de la lecture sont alarmants. Aujourd’hui, il convient d’inverser la vapeur, en donnant aux Tunisiens des ouvrages. Notre pays est capable de créer une littérature qui permet à ses habitants d’affronter le monde, de se regarder tels qu’ils sont. Aussi, dans l’espace francophone, le passage par Paris n’est pas obligatoire. Depuis un petit pays comme la Tunisie, il est possible de faire émerger des voix porteuses de sens.
Comment Bel Abîme a-t-il été reçu auprès des jeunes ?
Très bien. J’ai été ému par ce bel accueil. Surpris également. Comme tous les peuples, les Tunisiens n’aiment pas que leurs tares soient affichées en plein jour – ils préfèrent laver leur linge sale en famille. Je craignais que le roman soit mal accueilli, et que l’on me considère comme un traître à la nation. Mais c’était sous-estimer la nécessité de cette parole et l’intelligence des lecteurs. Beaucoup de personnes ont été très touchées par l’ouvrage et le partagent, le donnent à lire. Nombre d’enseignants l’utilisent dans leurs cours. C’est une belle satisfaction. Et cela prouve qu’il faut oser parler de ce qui fâche. Crever les abcès est une grande libération.
Les livres sont le refuge de votre personnage. Est-ce le cas pour vous également ?
Oui. Ils sont le meilleur moyen de nous humaniser. En nous faisant vivre d’autres vies que la nôtre, dans des époques et des géographies différentes, les romans nous rapprochent de l’ensemble des humains. Ils nourrissent notre empathie, nous évitent de tomber dans les pièges du manque de nuances. En littérature, les monstres n’existent pas. Pour encourager les plus jeunes à lire, je leur cite souvent Nelson Mandela : «Une nation qui lit est une nation qui gagne. » L’accueil réservé au livre au sein d’une société en dit long sur son avenir et sur son présent.
Étiez-vous un lecteur précoce ?
Effectivement. Dans les années 1980, les enfants disposaient de très peu de loisirs en Tunisie, en dehors du ballon rond, comme dans plusieurs pays africains. Face à ce vide, je suis tombé dans la bibliothèque de mes parents. J’ai compris le pouvoir de transformation qu’un roman opère sur nous. J’ai plongé dans les œuvres des écrivains égyptiens Tawfiq al- Hakim, Ihssan Abdel Koudous, mais aussi dans celles d’Alexandre Dumas, d’Émile Zola, de Victor Hugo, Les Voyages de Gulliver, de Jonathan Swif, Robinson Crusoé, de Daniel Defoe… Ces lectures ont attisé ma curiosité du monde, suscité mon désir d’ailleurs.
Comment est venue l’écriture ?
J’ai été un peu poussé à suivre des études scientifiques. Ma génération a baigné dans ce discours ambiant : pour s’en sortir dans la vie, il fallait faire des études scientifiques, devenir ingénieur ou médecin. La littérature était considérée comme une voie de garage. Alors, je profitais des exercices littéraires, des dissertations pour m’exprimer, donner le meilleur de moi-même. Puis, à la fin de mes études d’ingénieur, j’ai lu des livres de littérature contemporaine française, très bien marketés, poussés en avant dans les médias à coups de prix littéraires, objet de toutes les attentions. Mais je les trouvais médiocres. En veillant à une écriture de qualité, ai-je pensé, j’aurais peut-être ma place.
Comment conciliez-vous votre métier d’ingénieur avec celui d’écrivain ?
Tant bien que mal. Chaque ouvrage est un petit miracle. J’ai toujours réussi à dégager un peu de temps pour écrire. Mais c’est un combat, comme pour tous les artistes. On souffre de devoir affronter des questions très profanes, en contradiction avec nos ambitions artistiques. Cela en dit long, encore une fois, sur l’état de cette société : elle peut rémunérer un footballeur des millions d’euros, et refuser des petites aides ou résidences à des artistes dans le besoin. Il faut faire avec. Cela ne fait qu’augmenter l’adversité et rendre le combat plus noble.
Quel lien entretenez-vous avec votre terre natale ?
La Tunisie est mon soleil : si je m’en approche trop, ça brûle, si je m’en éloigne trop, ça glace. J’essaie de trouver la juste distance. Le pays natal reste toujours en nous. Et si je vis à Paris, l’essentiel de ma vie se passe dans ma tête ! Les livres sont ma patrie. Quand je vois une bibliothèque, même à l’autre bout de la planète, je me sens chez moi, apaisé.
Comment regardez-vous la situation actuelle en Tunisie, en proie à une forte inflation ?
Avec beaucoup d’attention et d’espoir. Je suis plutôt optimiste. La Tunisie est à l’image du monde : on ne peut pas panser les blessures d’une société sans prendre en compte le petit village qu’est devenu le monde. Partout, il faut entreprendre une autre dynamique, poser la question du vivre-ensemble, à l’échelle plus large que celle entre les humains.