Jean Servais Somian
L’homme qui veut rendre Abidjan «design friendly »
Artiste, designer, incontournable, distingué sur tous les continents avant d’être enfi n reconnu en Côte d’Ivoire, il a chaperonné pendant un an de jeunes stylistes qu’il a lui-même choisis. Ils ont exposé le fruit de leur travail, fin 2022, à la Fondation Donwahi.
Ensuite : Vous avez recruté et accompagné pendant un an une dizaine de jeunes designers africains. Comment cette idée vous est-elle venue ?
Jean Servais Somian : J’ai d’abord fait l’état des lieux du design dans mon pays. Cela fait vingt que j’en fais. À un moment, il faut savoir se retourner pour voir s’il existe une relève, si des jeunes proposent autre chose. Nous avons un ou deux designers, mais je ne vois pas d’évolution importante. Certains venaient me voir dans mon atelier, à Grand-Bassam, prendre des conseils, mais deux ou trois mois après leur visite, je constatais que cela n’avait servi à rien. Parce qu’ils sont face à la problématique du design : les matériaux et les artisans sont chers. C’est beaucoup trop lourd pour eux. Nous n’avons pas d’école de design, il fallait donc prendre les choses du début et accompagner le processus créatif jusqu’à son aboutissement.
L’idée de transmission est pour vous très importante…
J’essaie de donner ce que j’ai reçu. Quand j’ai arrêté ma scolarité, dans les années 1980, je n’ai pas eu le choix. « Si tu ne vas plus à l’école, tu vas apprendre un métier. » J’ai appris la menuiserie-ébénisterie. Sans plaisir. Dans le quartier, on se moquait de moi. Plus tard, en Europe, on m’a dit qu’ébéniste, c’était un métier noble… Moi, je n’avais jamais pensé ça [rires] ! C’est un Libanais, Georges Ghandour, qui m’a formé, à Koumassi. Un très bon ébéniste, qui avait monté, grâce à Félix Houphouët-Boigny, un centre de menuiserie et d’ébénisterie. Il m’a tout appris. Ensuite, j’ai voulu donner une dimension artistique à mon activité. Je me suis rendu à Grand-Bassam pour apprendre la sculpture sur bois. Je considère l’ébénisterie, en tant que technique (la coupe, l’assemblage), comme une activité très « occidentale ». Prendre son bois et le sculpter, ça, c’est africain. C’est à Bassam qu’a eu lieu ma « rencontre » avec le cocotier, matériau central dans mes travaux. Découvrir ces artisans qui travaillaient ce bois, en particulier un nommé Kangah, m'a fasciné. Si je n’avais pas croisé ces personnes, je ne serais peut-être pas arrivé là où je suis. Nous évoluons dans des métiers de création et de transmission. Ce sont des éléments d’une culture, et la culture se transmet. C’est pour moi une nécessité de transmettre à la génération suivante.
Vous avez lancé un appel à candidatures sur les réseaux sociaux. Combien de réponses avez-vous reçues ?
En juin 2021, j’ai lancé le projet Young Designers Workshop, ouvert aux Ivoiriens à partir de 16 ans, y compris à ceux qui sont à l’étranger, mais aussi aux résidents étrangers en Côte d’Ivoire… J’ai reçu 35 dossiers, puis sélectionné 12 candidats qui proposaient des idées, ou du moins des débuts de croquis. Dix sont restés. Ils venaient de tous les quartiers d’Abidjan, de tous les horizons, de Bingerville, d’Abobo, de Yopougon, de Koumassi, et une de France.
Comment avez-vous travaillé pendant douze mois ?
J’ai jeté à la poubelle tous les croquis sur lesquels j’avais sélectionné les candidats ! Ils ne s’y attendaient pas ! Nous avons passé septembre, octobre et novembre à travailler sur de nouveaux projets. Lors de la première réunion, je leur ai dit : « J’ai envie qu’émerge une nouvelle génération de designers. Je veux qu’ils soient soudés, car plus ils travailleront ensemble, plus ils seront forts. » Ça a fait naître l’émulation. Ce ne sont pas les créations qui m’intéressent. Je veux qu’ils comprennent et intègrent le processus de production d’une pièce : de l’idée au croquis, puis au travail sur le dessin, pour l’épurer, avant de se diriger vers les ateliers pour passer à la phase de production – mais quel atelier choisir ? Menuiserie ? Ferronnerie ? Ne pouvons-nous pas opter pour d’autres matériaux ? Ensuite, il faut rencontrer l’artisan, discuter avec lui, fabriquer la pièce. J’ai suivi chaque projet. Designer par designer, pièce par pièce. Je voulais tout comprendre, tout savoir de leurs intentions. Cela a pris du temps – je ne comptais même plus. Mais ce n’est pas le temps qui m’importe. C’est la compréhension de ce que l’on fait. J’ai imposé une rigueur de travail, de réflexion et d’exécution pour leur apprendre comment réussir dans ce milieu.
Comme dans d’autres domaines d’excellence, il est difficile d’atteindre la simplicité…
Souvent, quand on voit quelque chose de simple, on croit que c’est facile à faire. C’est faux : on a pris du temps pour l’épurer. Arriver à la ligne pure, c’est beaucoup de travail en amont. Pour produire une pièce qui parle, qui a un sens. C’est ce que je voulais mettre dans la tête de ces jeunes. Sans cette réflexion préalable, on est un artisan lambda. La pièce n’a pas de cœur, elle n’émeut personne. C’est un meuble quelconque.
Comment jugez-vous les créations exposées à la Fondation Donwahi ?
Quand les premières pièces ont commencé à sortir, j’ai constaté que ces jeunes avaient assimilé la réflexion que nous avions menée pendant des semaines. Je leur disais que je ne financerais pas des projets qui ne sont pas au point ou qui n’ont pas de sens. On lance la production pour des croquis qui en valent la peine. Entre ce qu’ils avaient proposé au début et ce qui en sortait, c’était le jour et la nuit. Ils ont compris tout le sens du travail sur croquis. Je suis très satisfait du résultat. Je ne pensais même pas en arriver là ! Ce n’est pas facile de tenir en haleine une dizaine de designers pendant une année, de rester focus sur ce que l’on fait, et, finalement, de créer une quarantaine de pièces, du luminaire à l’objet. Ils n’ont pas rechigné, même si quelques fois, je les ai houspillés ! Ils m’ont bluffé.
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans cette aventure ?
Leur écoute. Si ce projet n’avait pas été mené, nous serions passés à côté de jeunes talents – ce qui est le cas depuis longtemps. C’est un gâchis pour une jeunesse créative, que ce soit dans le design ou d’autres domaines, d’ailleurs. Il faudrait multiplier ce type d’initiative dans tous les pays d’Afrique. Parce que nous avons une jeunesse très riche en idées, mais qui a du mal à prendre son destin en mains. Je le dis sans détour. Il faut leur fournir les outils qui leur permettront d’assumer seuls leur passion. Quand j’ai commencé à produire des pièces, j’étais en France. Je travaillais la journée, et le soir, je ne m’occupais que de ma passion, le design.
L’exposition a été un succès…
Les publics ivoirien et étranger, à travers les réseaux, ont aimé. Nous avons reçu des félicitations de toutes parts. Des fondations à l’étranger, en Italie, en Suisse, veulent acquérir des pièces et faire venir les jeunes à elles. Beaucoup ont déjà été vendues. Je souhaite qu'elles partent toutes d’ailleurs, pour que ces artistes puissent se constituer un premier pactole qui leur permettra de produire d’autres œuvres. Le but est qu’ils ne s’arrêtent plus. Parce qu’un designer qui s’arrête est un homme mort.
Quel rôle la fondation et sa présidente, Illa Donwahi, ont-elles joué ?
C’est notre maison à Abidjan. On s’y retrouve pour des expos, des discussions, des rencontres. Quand j’ai eu cette idée, Illa a compris l’importance du projet et m’a immédiatement proposé de m’accompagner. J’ai tenu à ce que la première réunion avec les jeunes se fasse là-bas. Moi, j’ai fait ma part : l’aspect artistique, la création, la recherche d’un premier partenaire. Illa a aidé à trouver d’autres partenaires, d’autres financements. Elle a pris en mains toute la partie restitution. Par exemple, les lauréats du Prix de la Fondation Donwahi sont actuellement en formation chez Spiral, une entreprise de mobilier industriel, avec pour mission, entre autres, de produire un dessin qui donnera lieu à l’édition d’une pièce par l’entreprise.
Y aura-t-il une deuxième édition du Young Designers Workshop ?
Oui ! On ne peut pas s’arrêter là. Ce projet était au départ une initiative personnelle qui me tenait particulièrement à cœur. C’est pourquoi je suis allé chercher des partenaires – pour la plupart mes clients, des dirigeants d’entreprise – pour financer le projet. Ce n'était pas facile du tout. Je me suis battu. Le premier qui en a compris la portée et s’est engagé, c’est Clyde Fakhoury, le directeur exécutif de PFO Africa. Sans ce véritable mécène, amoureux de l’art et très au fait de ses enjeux, je pense que ce projet n’aurait pas vu le jour. Quant à mes artisans, je les ai convaincus de me suivre pour cette bonne cause. Ils n’ont pas gagné d’argent. Ni moi, bien sûr. Ils ont compris que c’était pour les « enfants du pays ». Si demain, ces jeunes ont d’autres commandes, ils en seront les premiers bénéficiaires. Je pensais, au début, m’arrêter là. J’ai une sorte de colère que je veux exprimer. Les personnes qui aiment la culture et l’art, qui ont beaucoup d’argent, sont nombreuses dans ce pays. On les entend beaucoup parler, mais quand ils sont face à de bons projets, on ne les voit plus ! Or, on doit pérenniser celui-ci. Je ne m’occuperai plus que de la partie artistique et du coaching des jeunes. La Fondation Donwahi est maintenant mon principal partenaire, et va prendre en mains la recherche du financement pour les prochaines éditions.
Conserverez-vous la même méthode ?
C’est en profondeur qu’il faut travailler si on veut donner du sens à une orientation. Quand on veut transmettre un bagage à un jeune, lui faire comprendre comment cela fonctionne et lui permettre d’avancer dans sa vie, on ne peut pas agir autrement. Les projets de créations prennent du temps.
Abidjan peut-elle devenir une sorte de hub du design de meubles ?
J’ai une idée en tête : monter un grand événement international de design dans le pays. Par exemple, une biennale. Elle rassemblera des artistes ivoiriens, africains, internationaux… Avec Illa, nous y pensons. Abidjan deviendrait ainsi le pôle d’attraction du design sur le continent. Mais comment proposer un tel événement si, chez soi, il n’y a pas de designers ? Voilà, tout est cohérent. On ne fait pas cela pour « faire joli » dans le pays ! Ou pour moi seul! Quand, demain, nous lancerons ce grand projet, nous disposerons de jeunes artistes designers qui présenteront leurs créations.
Vous allez concevoir le mobilier urbain pour le très gros projet d’aménagement du parc d’Akouédo, à Abidjan…
C’est sûrement mon plus gros projet de designer. Penser le mobilier du premier vrai parc de mon pays. En tout cas, le premier dans la capitale économique. Je suis honoré et très excité. C’est le groupe PFO Africa qui a pensé à moi. Je me suis entouré de quelques-uns de mes petits designers. Et il y a déjà de bonnes choses. C’est un projet très contemporain. Abidjan est grise. Surtout quand il pleut. Ce parc sera lumineux, avec du mobilier moderne, très éclairé, des couleurs qui font corps avec la nature. Nous allons utiliser du bois, du métal, de la pierre, du béton. C’est une très belle proposition, un gros challenge pour moi. Je voudrais que les Ivoiriens soient fiers de ce parc et qu’ils se l’approprient quand il sera achevé.