Mahamoud Ali Youssouf
«Nous voulons contribuer à la paix et à la sécurité»
Ministre des Affaires étrangères
À la tête du ministère depuis 2005, il explique sa candidature à la présidence de la commission de l’Union africaine. Et souligne les enjeux auxquels doivent répondre Djibouti et la région.
AM: Le président Ismaïl Omar Guelleh assure la présidence de l’IGAD depuis juin dernier. On voit à quel point l’organisation doit faire face à des conflits entre pays membres et à d’importants défis en matière de fonctionnement. Quelles ont été les évolutions marquantes au cours de cette présidence?
Mahamoud Ali Youssouf: Le sommet de Djibouti, qui a eu lieu en juin 2023, représente une séquence particulièrement importante. Un nouveau traité régissant le fonctionnement et l’action de l’organisation a été adopté. Le traité de l’IGAD n’avait plus évolué depuis 1996, et nous avions besoin, compte tenu des enjeux et des conflits que vous avez évoqués, d’une modernisation de ce dernier. Tout d’abord, avec la mise en place de mécanismes efficaces pour la résolution des conflits. Ensuite, pour accélérer l’intégration économique de la région – intégration qui est restée en suspens, alors même que cela devrait être une ambition commune majeure. Notre présidence a été marquée aussi, évidemment, par le conflit soudanais. Nous avons tout fait pour aboutir à un cessez-le-feu, qui reste à ce jourtrès hypothétique. Nous avons organisé trois sommets et deux réunions ministérielles pour rapprocher les points de vue des belligérants, faire en sorte qu’ils puissent se retrouver à Djibouti ou ailleurs. Nous avons soutenu les initiatives régionales, comme le processus de Djeddah. Nous avons reçu l’envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies, l’ambassadeur Ramtane Lamamra, avec lequel nous avons travaillé en coordination. L’Union africaine a mis en place un haut panel dirigé par Mohamed Ibn Chambas. Les efforts diplomatiques ont été collectifs et intenses. À la mesure du conflit et de ses répercussions. Et de notre histoire, aussi. Le Soudan est un pays fondateur de l’IGAD.
La Corne de l’Afrique est une région complexe et difficile…
En effet, notre région est exigeante. Le président Guelleh n’a pas ménagé ses efforts, par exemple, pour gérer la tension entre Addis-Abeba et Mogadiscio sur l’affaire de l’accès à la mer de l’Éthiopie via le Somaliland. Nous avons également la question de la sécurité dans le détroit de Bab el-Mandeb. La Corne de l’Afrique est au contact de la péninsule arabique et du Yémen. Nous considérons que le Yémen fait partie, en quelque sorte, de la Corne de l’Afrique. Nous avons des partenariats stratégiques et militaires avec de grands pays. Mais nous ne voulons ni être partie prenante dans un conflit ni que des forces agissent sur des pays voisins à partir de notre territoire. Nous devons agir comme des équilibristes. Assumer une ligne médiane, la ligne traditionnelle de notre diplomatie, parce que nous voulons avant tout être un acteur constructif au service du dialogue, de la paix et de la sécurité. Il y a quinze ans, nous avons décidé d’accueillir les navires participants à la mission européenne Atalante, qui luttaient contre la piraterie dans le golfe d’Aden et au large de l’océan Indien. Nous nous sommes retrouvés à l’avant-garde de la mobilisation internationale dans la lutte contre la piraterie. Aussi, le code de conduite de Djibouti, adopté en 2009, a été un instrument déterminant pour endiguer les actes de piraterie, même si nous ne sommes toujours pas à l’abri de la résurgence de ce fléau. Nous avons récemment accepté d’accueillir les forces de l’opération européenne Aspides, pour la protection et la sécurisation des convois qui s’inscrivent dans une perspective strictement défensive. Nous avons toujours fait face à ce que nous considérons être de notre responsabilité en offrant toutes les facilités, afin d’affronter les crises majeures qui s’amorçaient en servant de hub logistique, tantôt pour les opérations humanitaires visant aux évacuations des ressortissants étrangers au lendemain de la crise au Yémen ou encore plus récemment du Soudan. Nous avons aussi servi de centre névralgique des opérations en vue de la sécurisation du superpétrolier Safer, afin d’éviter une catastrophe environnementale sans précédent en mer Rouge. C’est notre rôle, et c’est ce que nous faisons au sein de l’IGAD. Nous cherchons à être une force médiatrice, pour contribuer directement à la sécurité et la stabilité de notre région.
Djibouti et le Yémen sont effectivement des «pays cousins». Vous parlez d’équilibrisme et de ligne médiane. La guerre à Gaza et les opérations menées par les Houthis dans le détroit de Bab el-Mandeb impactent l’économie de Djibouti.
Tout d’abord, Djibouti reconnaît le gouvernement légitime du Yémen, dirigé par Rachad al-Alimi. Dans ce conflit, nous avons toujours été du côté de la légalité. Contrairement à ce qui s’est écrit ici ou là, nous n’avons pas de relations avec les Houthis. Nous avons dénoncé les attaques sur les navires dans la zone du détroit. La perturbation du trafic maritime cause un tort réel à notre économie. Au-delà, elle engendre des problèmes logistiques sérieux pour l’approvisionnement continu de la région en produits de première nécessité, tels les médicaments. Près de 40% du commerce maritime mondial emprunte le détroit de Bab el-Mandeb, et ces attaques entraînent un renchérissement global des coûts. La situation doit cesser. Cela ne change rien à notre position sur le conflit en Palestine et sur la tragédie de Gaza, sur lesquels nous nous sommes exprimés plusieurs fois, avec clarté.
Djibouti abrite plusieurs bases de pays puissants et en compétition. Comment gérez-vous cette proximité, ce «voisinage», en particulier dans un contexte de crise régionale?
Nous considérons la sécurité collective comme une priorité absolue. Chaque pays est arrivé dans un contexte différent. La France, en tant que partenaire historique, maintient des troupes à Djibouti depuis l’indépendance dans le cadre d’un traité de coopération militaire bilatéral. Les États-Unis sont présents depuis le 11 septembre 2001 dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Le Japon et l’Italie, ainsi que la force Atalante, ont déployé des troupes dans le cadre de la lutte contre la piraterie. Les Chinois sont arrivés plus tard dans le même contexte. Nous n’avons pas à faire face à une «équation mathématique impossible». Lorsque nous avons signé ces accords militaires et stratégiques, nous avons aussi fait part de nos principes, de nos règles, pour une cohabitation pragmatique qui préserve et protège la souveraineté de notre pays. Nous agissons pour éviter les tensions inutiles. Par ailleurs, à Djibouti, nous n’avons pas d’alliances idéologiques. Nous sommes équidistants vis-à-vis de la Chine, des États-Unis et de la France, nous n’adhérons pas à un modèle importé. Enfin, point très important, nous faisons preuve de transparence dès le départ. Et sur toute décision majeure. Si nous voulons ceci, on le dit. Si nous ne voulons pas cela, on le dit aussi. Lorsque les États-Unis et leurs alliés ont lancé l’opération Gardien de la prospérité, nous l’avons dit clairement: Djibouti ne veut pas être partie prenante d’une opération qui pourrait toucher des pays voisins, et qui serait en contradiction avec sa politique de neutralité et de médiation. Si vous êtes clair dès le départ avec vos alliés, vous ne rencontrez pas de difficultés en cours de chemin. Nous n’avons pas de posture idéologique, nous sommes Djibouti au cœur de notre région, nous avons des intérêts, nous avons des alliés, nous œuvrons pour la sécurité dans le détroit de Bab el-Mandeb.
Dans ce contexte particulièrement chargé, vous avez annoncé votre candidature à la présidence de la Commission de l’Union africaine.
D’après la réforme institutionnelle de l’Union africaine, portée par le président Kagame, la présidence de la Commission est ouverte au principe de la rotation régionale – une mesure en vigueur depuis 2018. En 2025, ce sera au tour de l’Afrique de l’Est d’avoir l’honneur de voir l’un de ses ressortissants diriger la commission. Et nous pensons notre candidature légitime. Nous avons une véritable expérience à faire valoir. Que cela soit à titre individuel, en ce qui me concerne, ou à titre national, diplomatique. Depuis vingt ans, nous avons été particulièrement actifs en matière de dialogue, de paix, de sécurité. Nous avons une longue tradition de médiation et d’écoute. Nous sommes un petit pays et nous n’avons pas d’objectifs stratégiques cachés. Nous voulons surtout contribuer. Contribuer à faire taire les armes, avant toute chose. Contribuer à la mise en place effective de la ZLECAf, à la promotion de notre intégration économique, absolument essentielle pour notre développement. Contribuer à faire aboutir les réformes de l’organisation, engagées et actées. Apporter notre dynamisme, un regard nouveau au fonctionnement de notre organisation. Je suis ministre des Affaires étrangères depuis 2005, j’ai une véritable connaissance des dossiers et du terrain, nous avons un projet, et je pense que je suis la personne indiquée pour porter ce projet pour l’Afrique. Le président Guelleh a présenté ma candidature au nom de Djibouti. Je le remercie de sa décision et de son choix, et nous mènerons activement notre campagne.
Vous savez ce que disait le général de Gaulle à propos de l’ONU? Que c’était un «machin» sans véritable influence. Beaucoup pensent la même chose de l’UA, évoquant la bureaucratie, la pléthore de fonctionnaires, avec une opérabilité très discutable.
Je ne crois pas que l’on remette en cause le bien-fondé de ces organisations, que cela soit l’ONU, créée au lendemain d’un conflit mondial dévastateur, ou l’Union africaine, qui symbolise notre volonté commune d’émancipation. L’objectif principal de ces organisations (internationales, continentales ou régionales) est de contribuer activement à la paix et à la stabilité. Je ne crois pas non plus que l’on puisse faire l’économie d’instruments collectifs de coordination entre les nations, qu’il s’agisse de questions économiques, commerciales, sécuritaires, scientifiques, médicales, etc. Ce qui crée des frustrations, c’est que ces organisations ne sont pas suffisamment à la hauteur des attentes des peuples. Elles travaillent souvent sur un temps long, qui ne correspond pas toujours aux urgences du présent. Permettez-moi de vous donner un exemple. L’Afrique s’est dotée d’un «plan directeur», l’Agenda 2063. C’est un programme ambitieux, mais qui s’inscrit sur un demi-siècle, sur deux générations. C’est loin, c’est certainement frustrant, mais un cap est donné. J’ai beaucoup travaillé dans la diplomatie, je suis profondément persuadé de la nécessité du multilatéralisme. Que c’est le seul instrument possible pour un monde plus pacifique, plus intégré, moins inégalitaire. Il n’y a pas d’alternatives. Que ceux qui critiquent cette approche proposent d’autres instruments, nous sommes à l’écoute. Évidemment, le système n’est pas parfait. Le multilatéralisme implique une réforme permanente. C’est particulièrement le cas aux Nations unies. Le Conseil de sécurité doit être reformé pour plus d’efficacité. Il y a urgence.
Et dans le cas spécifique de l’Union africaine?
Nous ne sommes pas immobiles, loin de là. Et c’est l’un des axes principaux de ma candidature: accentuer la mise en place des réformes de l’organisation. Vous avez évoqué le personnel. Nous travaillons déjà sur cette question, sur l’efficacité des effectifs, sur les options et les horizons de carrières. De nombreux chantiers sont ouverts. Mais vous savez, nous sommes une organisation qui compte 55 pays membres. Il faut créer le sentiment d’adhésion, prendre tout le monde à bord, tenir compte de toutes les positions et de toutes les attentes. C’est aussi le rôle du président de la Commission de gérer cette complexité. Je pense aussi et surtout qu’il faut en permanence revenir vers nos objectifs stratégiques communs, les programmes de l’Union. Je vous ai parlé de la paix et de la résolution des conflits, une nécessité urgente pour l’Afrique. Je vous ai parlé de la ZLECAf et de l’intégration économique, tout aussi urgentes et nécessaires. Et il faudra aussi mettre en avant la lutte contre le changement climatique et l’adaptabilité de nos sociétés, encore largement rurales, le financement de la transition écologique. C’est un défi majeur pour l’Afrique. Nous sommes déjà impactés, chaque jour. C’est essentiel pour le continent.
Vous ne serez pas le seul candidat. Quelle approche allez-vous adopter dans cette campagne?
Je me suis donné un principe. Je mène ma candidature en axant mon propos sur les enjeux du continent. Sur les préoccupations des populations. La question des personnes et des candidatures n’est pas essentielle. L’Afrique a besoin de tout le monde, et que le meilleur gagne. Ce qui compte, c’est l’Afrique, et de ne pas perdre le cap de nos objectifs et de nos ambitions.
Vous incarnez une génération post-indépendance. Celle des baby boomers. Aujourd’hui, l’âge médian sur le continent est de 20 ans. Comment mobiliser cette jeunesse, comment dialoguer avec elle?
C’est une vraie question, un défi de tous les jours. Notre jeunesse a des attentes fortes et des ambitions. Elle est connectée, elle peut se projeter dans le monde en temps réel. Elle voit et comprend ce qu’il se passe ailleurs en temps réel. Cette jeunesse «sait», elle est mûre. Ce qui n’était peut-être pas le cas de la génération des pères fondateurs, qui n’avaient pas les mêmes instruments à leur disposition. Et c’est à nous de se hisser au niveau de cette jeunesse. D’ailleurs, c’est l’un des programmes phares de l’Union africaine: la jeunesse et l’égalité des genres. Nous sommes attendus de pied ferme sur ces dossiers. Ce sera à nous, candidats, de parler aux femmes, aux jeunes, de les faire adhérer. À nous aussi de parler aux diasporas africaines, de nous rapprocher d’elles.
On évoque beaucoup la notion de «Sud global», son émergence. Vous êtes djiboutien. Vous avez fait vos études au Canada, en France, au Royaume-Uni, vous voyagez de par le monde. Quelle est votre perception de ce Sud global? S’agit-il d’un concept purement médiatique?
Il y a des réalités et des vœux pieux. Je vais commencer parles vœux pieux. Nous aimerions tous vivre dans un monde plus juste, plus équitable, un monde ou l’Occident n’exercerait pas une domination globale. Nous voudrions plus d’espoir pour les pays émergents, prisonniers d’un système commercial en faveur des plus riches. Les BRICS sont là, ils incarnent ce Sud global. Mais la multipolarisation n’est pas pour demain. Elle va prendre du temps. La disparité entre «eux et nous» est géante. L’économie monde est une économie dollar. Et de cette économie dollar découlent les rapports de force commerciaux et stratégiques. Tout cela mettra également du temps à évoluer. C’est aussi à nos pays de croître, d’avancer pour se ménager des marges de manœuvre de plus en plus importantes.
La Chine est un partenaire majeur de Djibouti. Vu d’un peu plus loin, on a l’impression qu’elle limite ses grandes ambitions internationales, qu’elle freine son plan des nouvelles routes de la soie.
Ce qu’il convient de souligner, en premier lieu, c’est que les pays occidentaux ont largement abandonné l’Afrique. Ils ne nous ont pas apporté le soutien nécessaire pour nous aider à rejoindre le cercle des pays réellement émergents. En particulier dans le domaine des infrastructures. Sans infrastructures, il n’y a pas de développement. La Chine est venue combler ce manque. Ce que la Chine fait en Afrique, ce n’est pas grand chose par rapport à ce qu’elle fait en Asie, en Amérique latine, et même en Europe ou aux États-Unis, mais ce «pas grand chose» est énorme pour nous. Et les Chinois ne viennent pas avec un discours moralisateur. Ils ne nous donnent pas de leçons, contrairement aux Occidentaux, qui pourtant tolèrent des situations immorales, comme ce qu’il se passe actuellement à Gaza. Enfin, il faut être lucide. La Chine est une grande puissance économique, la première du monde en matière de PIB (produit intérieur brut). Elle a des intérêts. Elle n’investit pas en Afrique pour nos beaux yeux. La Chine a besoin de ressources, de matières premières, de sécuriser ses routes commerciales. Elle fait en sorte de défendre ses intérêts. C’est une puissance qui fonctionne sur le long terme, et qui peut, sur le court terme, avoir besoin de réarranger ses priorités.
Le Covid-19 est aussi passé par là. Mais cela ne remet pas en cause l’engagement.
Évoquons vos amis les plus anciens, parmi lesquels la France. Vous êtes le seul pays francophone de la région. Où en sommes-nous du partenariat avec Paris?
Nous tenons à la qualité de cette relation et à cette amitié entre les deux pays. Nous travaillons sur un partenariat gagnant-gagnant. Les deux chefs d’État se parlent et échangent. La renégociation du traité de défense est dans sa phase finale, avec des rééquilibrages nécessaires. Nous travaillons aujourd’hui surles détails. Mais globalement, l’état d’esprit est très positif et constructif.
Autre partenaire stratégique, l’Éthiopie. Nous avons senti récemment des tensions sur les questions commerciales, mais également stratégiques. Comment gère-t-on un voisin aussi puissant et peuplé?
Nous avons des intérêts fortementimbriqués, économiques, commerciaux, humains, sociétaux. C’est notre grand voisin, un pays frère. La qualité de cette relation, la consolidation permanente de ce partenariat est notre préoccupation numéro un. 50% de notre PIB sont liés aux échanges avec l’Éthiopie. Nous devons donc accorder une attention toute particulière à cette relation. Évidemment, il peut y avoir des divergences, comme dans un vieux couple, si vous me permettez cette analogie, mais rien de fondamental.
Pourtant, l’Éthiopie cherche par tous les moyens à diversifier ses accès à la mer. C’est une politique qui va directement à l’encontre de vos intérêts.
C’est une fausse analyse. L’Éthiopie est peuplée de 120 millions d’habitants. Et en 2050, le pays comptera probablement 200 millions. Et autant de consommateurs. C’est une économie en pleine croissance, qui a besoin d’exporter et d’importer. Plusieurs ports sont nécessaires pour soutenir ce rythme. À Djibouti, nous en avons quatre en opération qui servent l’Éthiopie. Vous avez Berbera au Somaliland. Lamu au Kenya. On pourrait en ajouter d’autres. Nous continuons à investir dans les infrastructures, pour servir le marché éthiopien, avec par exemple le complexe de Damerjog. Ce qui compte, c’est que nous ayons des relations organiques et fraternelles avec l’Éthiopie, c’est que nous soyons le port naturel de l’Éthiopie, le plus proche, le mieux équipé, avec les portiques nécessaires, le train, la route.