
Transformer en profondeur
Après plus d’une décennie de croissance et d’investissements, l’économie entre dans une nouvelle phase, celle d’une nécessaire montée en gamme globale, avec la création de nouvelles chaînes de valeur et de nouveaux emplois.

C’est physique, ça se voit, ça se ressent dans l’atmosphère, dans l’activité. En quinze ans, la Côte d’Ivoire a plus que changé. Elle s’est littéralement reconstruite, avec des investissements majeurs, massifs, au niveau des infrastructures. Les ponts, les routes, l’énergie, l’eau, les universités, les structures de santé sont venus transformer les paysages. Portée par une croissance moyenne de 6% à 7% sur la période, l’économie a quadruplé de taille, passant d’un PIB de 16 milliards de dollars en 2011 à près de 80 milliards aujourd’hui. Le pays attire les investisseurs étrangers. Sa signature est crédible sur les marchés internationaux des capitaux. Il s’apprête à devenir producteur de pétrole, de gaz et d’or. Et Abidjan s’est imposée comme une capitale globale, métisse et créatrice, une ville business, une ville day and night, l’une des portes majeures du continent, en interface avec le monde. La Côte d’Ivoire de début 2011 sort de la crise politique, de la quasi guerre civile. L’État et la société sont à genoux. Aujourd’hui, la Côte d’Ivoire est entrée dans le top 10 des économies du continent.

L’accroissement des richesses a entraîné une élévation des niveaux de vie. Alors que le taux de pauvreté n’avait cessé de grimper depuis la fin des années 1980 (32,3%), jusqu’à atteindre 55% au terme des années 2010, il connaît depuis une forte baisse structurelle. Désormais, seulement un Ivoirien sur trois (35%) endure des conditions de vie difficiles, avec un revenu en dessous de 1012 FCFA par jour. Selon le dernier rapport du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), le pays enregistre aussi une progression notable dans son classement IDH (indice de développement humain), avec, en 2023, une valeur de 0,582, contre 0,534 l’année précédente. La première place en zone UEMOA.
C’est une évolution spectaculaire, rare en Afrique sur la période. Mais le projet Côte d’Ivoire reste aussi un chantier en cours, un work in progress, comme le disent les anglo-saxons. Le développement est un processus continu, intensif. Et le «maillage macroéconomique» est incomplet. Le secteur informel domine encore trop largement le secteur productif, générant une perte de compétitivité et des emplois précaires.
L’agriculture, malgré sa contribution essentielle et historique à la richesse de la nation, est handicapée par des rendements inégaux, un accès limité aux intrants, le retard de mécanisation. Et par l’impact du changement climatique. L’effort de transformation locale du cacao, de l’anacarde ou du riz progresse, mais à un rythme qui ne permet pas encore de consolider une souveraineté agro-industrielle. Quant à l’industrie, elle représente environ un quart du PIB, mais reste sous-dimensionnée, et doit mieux encore s’intégrer aux chaînes de valeur.

Dans ce contexte, le dynamisme démographique 35 millions d’habitants attendus en 2030 constitue à la fois une promesse et une contrainte. Avec une population jeune et en forte croissance, le pays devra faire bien plus que maintenir le rythme: il lui faudra créer de la valeur, structurer les chaînes de production, renforcer la productivité, améliorer les services et garantir l’inclusion. En d’autres termes, il ne s’agit plus seulement de croître, mais de transformer en profondeur. Avec la période qui s’ouvre, au lendemain de l’élection présidentielle du 25 octobre prochain, il conviendra de changer d’échelle, de division. L’ambition est claire: devenir une économie émergente à revenu intermédiaire supérieur d’ici 2030, avec un PIB approchant les 140 milliards de dollars et un revenu par habitant de 4000 dollars. Avec des emplois de qualité, plus d’inclusion, moins de pauvreté encore, et la capacité de relever les défis démographiques et environnementaux. Le PND (plan national de développement) 2026-2030, en cours de finalisation, incarne cette nouvelle étape: il constitue l’ossature du programme «Côte d’Ivoire 2.0», un reset ambitieux, un modèle repensé de croissance fondée sur une profonde modernisation de l’économie du pays.

La clé restera celle de l’investissement. En 2025, les investissements représentent 23,7% du PIB (contre seulement 14% en 2011). L’objectif consistera à atteindre 26% en 2030 avec une part constante pour le public et une montée en puissance de la part privé. Les chiffres peuvent paraître raisonnables, mais le delta est très significatif compte tenu de la progression attendue du PIB (qui passerait de 80 milliards de dollars à prés de 140 milliards de dollars sur la période). Comme le souligne ce banquier international: «La barre est haute. La Côte d’Ivoire devra maintenir sa réputation de stabilité et développer son attractivité pour attirer en flux continu des capitaux de différentes natures: investissements directs, fonds multilatéraux, soutient des marchés…» Tout récemment, Abidjan a ainsi marqué une étape majeure avec l’émission de son premier Samouraï Bond, une obligation libellée en yens sur le marché japonais, d’un montant de 50 milliards de yen (300 millions d’euros). C’était une première pour un pays d’Afrique subsaharienne.
Pour un entrepreneur, ivoirien ou étranger, les perspectives et les opportunités sont multiples. Outre l’agriculture, l’industrie, l’énergie, les mines, les infrastructures, la transformation agricole, l’alimentaire, etc., la Côte d’Ivoire peut aussi s’appuyer sur le dynamisme d’un secteur des services en plein boom (55% du PIB): banques, finances, hospitality business, hôtellerie, transports…La CAN 2024 a démontré la capacité nationale d’organisation et d’accueil de haut niveau du pays. Par ailleurs, la stabilité génère une ambiance de normalité et de sécurité qui favorise les déplacements, le commerce et les échanges à travers tout le pays. Demain, le tourisme et les industries culturelles pourront prendre le relais.
RÉFORMER LE MILIEU DES AFFAIRES
L’enjeu pour le secteur privé ivoirien est de prendre toute sa part dans cet effort national. Malgré plus d’une décennie de croissance, les entreprises ivoiriennes doivent encore faire face à des obstacles structurels: prédominance de l’informel, faible capitalisation des PME, accès au crédit, transformation locale des ressources insuffisante, prise de risque limitée… L’État met en place des mesures pour améliorer le climat des affaires (simplification fiscale, lutte anticorruption, droits de propriété, crédits aux PME). Mais aussi via deux pistes d’accélération. D’une part, en renforçant les champions nationaux.
Ces entreprises nationales de grande taille doivent permettre de structurer des chaînes de valeur intégrées et de stimuler un écosystème de PME locales dynamiques.
Et, d’autre part, en améliorant l’attraction et l’allocation ciblée des investissements directs étrangers (IDE) vers des secteurs porteurs, en misant sur les niches économiques à fort impact, identifiées par des études sectorielles (industrie, tourisme, technologies, etc.), et à forte intensité de main-d’oeuvre. Comme le souligne notre expert banquier: «Tout cela doit aussi s’appuyer sur des changements de paradigme, sur le développement de la prise de risque entrepreneuriale. L’État ivoirien ne pourra pas tout faire, être à la fois le premier client, le premier banquier et le premier bailleur de fonds des entreprises…»
DES BESOINS EN HAUSSE

L’État compte en tout cas jouer son rôle dans l’évolution structurante de l’économie. Avec en particulier l’effort continu en matière d’infrastructures et de «décontraction spatiale». La croissance économique de la Côte d’Ivoire, comme sa croissance démographique, accroît en permanence les besoins de la nation. Depuis 2012, routes, énergie, numérique, ports et aéroports ont connu un développement soutenu. Abidjan, en pleine mutation, symbolise cette ambition de transformation urbaine. Mais une exigence de mise à niveau permanente s’impose pour les années à venir. Exemple: l’énergie, moteur indispensable de la croissance. La demande est en hausse de 8% chaque année. Et la puissance installée, qui avait plus que doublé entre 2011 et 2025, devrait de nouveau doubler d’ici 2030, pour passer de 3019 à 6000 MW. Autre exemple, les routes. Un haut responsable déclare: «Nous avons beaucoup fait depuis 2011. Mais beaucoup reste à faire. Regardez les évolutions d’un pays comme le Maroc dans ce domaine…»
Outre le secteur autoroutier, les nouvelles priorités seront de renforcer les grands axes est-ouest, ouest-est, pour doper la connectivité et les échanges au sein et entre des régions.
Le développement des connectivités (routes, télécommunications, etc.) doit aussi permettre de relever le défi de l’hypercentralisation autour d’Abidjan (60% du PIB). La croissance doit s’étendre «hors les murs» de la capitale économique, elle même menacée par la saturation et l’asphyxie.
Les villes secondaires doivent pouvoir se structurer progressivement en pôles d’activités régionales et corriger les déséquilibres territoriaux. «Nous avons besoin de plusieurs Bouaké», pour reprendre l’expression d’un haut responsable engagé dans le projet. S’appuyant sur les acquis du PND et les investissements liés à la CAN (avec, outre la grande métropole du centre, les villes hôtes de Yamoussoukro, Korhogo, San-Pédro), l’État entend bien jouer son rôle d’investisseur.
La création de pôles universitaires, de services publics locaux, de centres de santé participe à l’ancrage des populations et au développement du commerce et des services. La connectivité doit permettre une meilleure intégration des zones industrielles, agricoles et minières aux grands marchés et plates formes logistiques. Le développement de ports secs, comme celui de Ferkessédougou, à la frontière du Mali et du Burkina Faso, favorisera les échanges sous-régionaux. Chaque territoire pourra ainsi valoriser ses atouts agriculture, artisanat, tourisme, etc. dans une logique de spécialisation…
À tout seigneur tout honneur: l’agriculture restera au centre des stratégies ivoiriennes. La terre est le socle de la richesse ivoirienne. L’agriculture, la pêche et l’agro-industrie représentent près de 23% du PIB, génèrent la moitié des emplois et assurent 60% des exportations. La Côte d’Ivoire est le premier producteur mondial de cacao, et se classe parmi les leaders pour l’anacarde, le café, le caoutchouc, l’huile de palme, le coton, ou encore l’ananas et la mangue. Il ne peut y avoir de Côte d’Ivoire 2.0 sans une forte montée en puissance de cet or vert. Depuis une décennie, le pays a engagé une profonde transformation du secteur. La part des récoltes transformées localement est en nette progression: 42% pour le cacao (contre 28% en 2020), 34% pour l’anacarde, avec à la clé 14000 emplois directs. La filière riz croît de plus de 10 % par an depuis 2020. Mais, là aussi, les défis structurels restent nombreux. Rendements faibles, accès limité aux intrants, à l’irrigation (3% des terres), mécanisation insuffisante (30000 tracteurs pour 7 millions d’hectares), limitent le potentiel productif. Hors cacao et cajou, la transformation locale demeure marginale. Par ailleurs, 70% des exploitations sont familiales et vulnérables, souvent faiblement financées, tributaires des aléas climatiques et économiques. Et compte tenu de la dynamique démographique, des risques géopolitiques globaux, la souveraineté alimentaire s’impose comme une exigence stratégique majeure. En 2023, la facture des importations alimentaires a dépassé 2000 milliards FCFA (3 millions d’euros), le riz, le poisson et la viande représentant plus de la moitié du total.
L’effort de modernisation et de montée en gamme du secteur sera l’un des piliers du PND 2026-2030. L’objectif sera évidemment d’agir sur l’environnement macro: gouvernance renforcée, données fiables, digitalisation, formation, cadre réglementaire incitatif, politiques d’achats publics favorisant les produits locaux…Mais surtout de promouvoir le développement du secteur privé, l’augmentation de la productivité, le renforcement des chaînes de valeur, le développement des structures de stockage et la transformation des produits (pas uniquement le cacao et l’anacarde). Certaines filières seront fortement encouragées à limiter la facture d’importation et à renforcer la souveraineté alimentaire: le riz, l’élevage, le poisson.
LES DÉFIS AGRICOLE ET CLIMATIQUE

Cette ambition agricole est nécessaire, incontournable. Et elle devra tenir compte d’un défi majeur auquel sera confrontée la nouvelle Côte d’Ivoire. Car la richesse naturelle du pays, sa biodiversité, ses terroirs sont aussi sa grande fragilité. Le changement climatique menace directement le développement: selon la Banque mondiale, le PIB réel pourrait chuter de 13 % d’ici 2050 si le pays ne s’engage pas frontalement dans une économie d’adaptation et de mitigation des risques [voir encadré]. Le développement durable et la transition écologique deviennent, pour tous les acteurs qu’il s’agisse de l’État, des entreprises, de la société civile, un impératif structurant. Tous les projets d’infrastructure intégreront des normes environnementales strictes, des technologies bas carbone et des dispositifs d’adaptation locale. Le soutien à une économie verte et circulaire passera par la formation aux métiers verts, des incitations ciblées et une gouvernance environnementale renforcée. L’écoresponsabilité de chacun ne sera pas une option. Le développement durable et le changement climatique font partie de l’avenir du pays. À la fois en matière d’adaptabilité, mais aussi en matière de développement, de création d’entreprises (agriculture, énergie, gestion des déchets, eau, cosmétologie, habitat, etc.), de mise en oeuvre de projets. L’adaptation au climat n’est pas seulement une contrainte. Il peut et doit devenir un moteur d’innovation, de croissance verte et d’emploi local.
Le pays avance, sans conteste. Il investit et planifie. Il a de l’ambition. Le cap est désormais incarné par le programme «Côte d’Ivoire 2.0», adossé au PND 2026-2030. Reste à faire vivre sur le terrain, dans les entreprises, dans les ministères, cette vision grand angle. La vraie révolution sera dans la mise en oeuvre concrète, dans la cohérence de l’action publique, dans la réduction des inégalités et dans l’implication de tous les acteurs publics, privés, citoyens. La vraie révolution sera celle, enfin et surtout, de la richesse humaine. La Côte d’Ivoire aura besoin de femmes et d’hommes au service du projet 2.0 avec des capacités de gouvernance et de management renforcées. L’adaptation du système éducatif aux besoins de l’économie, la valorisation de l’enseignement technique et professionnel, la promotion de l’entrepreneuriat, ainsi que la modernisation du service public constituent autant de chantiers à mettre en oeuvre pour convertir le dividende démographique en moteur de croissance inclusive.
PRÉSERVER LA TERRE Face au réchauffement climatique, le pays se montre résilient et porte haut l’ambition verte. e réchauffement climatique est une réalité en Côte d’Ivoire. Il engendre des vagues de chaleur ainsi que des épisodes de sécheresse suivis de fortes précipitations. Un cycle brutal, qui provoque en particulier de fortes fluctuations des récoltes d’une année sur l’autre, notamment dans la filière cacao. Entre 2015 et 2024, en comparaison avec les décennies précédentes, le pays a ainsi subi chaque année entre vingt et quarante jours supplémentaires à plus de 32°C. La déforestation a accentué les risques climatiques. Estimé à 16 millions d’hectares à l’indépendance (soit 45% du territoire), le couvert forestier serait aujourd’hui de seulement 3 millions (soit 9%). Or, ces forêts constituent de véritables machines à pluie et des puits de capture du carbone: leur disparation impacte directement l’agriculture. Près de 50% des mangroves ivoiriennes ont disparu en quarante ans, principalement à cause de la pression humaine. Réserves de biodiversité, lieux de reproduction des poissons et des crabes, et puits de séquestration de carbone, elles constituent d’efficaces barrières naturelles contre l’érosion du littoral du golfe de Guinée, accélérée elle aussi par le changement climatique. Enfin, à Abidjan, la lagune Ébrié la plus vaste d’Afrique de l’Ouest est menacée d’asphyxie par la pollution organique et plastique . Face à ces menaces, et malgré les lourdes contraintes financières, la Côte d’Ivoire s’est résolument engagée sur le chemin du développement durable. Et à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 30,41% d’ici 2030, dont 18,04% de manière inconditionnelle. Le plan national d’action climat-énergie vise de son côté à augmenter la part des énergies renouvelables à 42% du mix énergétique d’ici 2030. Avec une attention particulière portée à l’énergie solaire. Face à l’urgence, les autorités ont lancé en 2022, lors de la COP 15, l’Initiative d’Abidjan, une réponse globale au changement climatique, qui prévoit notamment la restauration, d’ici 2030, d’un minimum de 20% du couvert forestier, afin d’atteindre 6,5 millions d’hectares boisés. Avec un objectif immédiat de zéro déforestation. Le projet implique également le développement d’une agroforesterie responsable et dynamique, afin de faire cohabiter les forêts avec les principales cultures, en particulier le cacao. Objectif d’ici 2030: 1 million d’hectares de sous-systèmes agroforestiers, dont au moins 300000 dans les zones de cacao. Une autre initiative consiste à favoriser la recherche et le développement pour des cultures résilientes, adaptées aux stress hydriques et thermiques. Sur le cacao, l’anacarde, le manioc, le maïs, le riz pluvial, l’igname, l’hévéa et le palmier à huile. Mais aussi sur de nouvelles chaînes de valeur à fort potentiel international, comme le karité, le baobab, l’hibiscus, l’aloe vera… DES OPPORTUNITÉS ÉCONOMIQUES DANS LA LUTTE Plus globalement, les autorités entendent faire de la Côte d’Ivoire un pays résilient face aux conséquences du changement climatique, en adéquation avec les objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies pour 2030, ainsi que de l’Agenda 2063 de l’Union africaine. Conformément au plan national climat (PNC) et à la contribution déterminée au niveau national (CDN) dans le cadre de l’Accord de Paris de décembre 2015, la transition écologique et la résilience climatique seront intégrées en amont dans les futurs projets d’infrastructure. Le développement des filières durables et des emplois verts sera encouragé par des incitations ciblées pour les PME. L’écoconstruction, l’adoption de technologies bas carbone et la formation aux métiers «verts» seront développées. Cette approche s’appuiera sur une gestion rigoureuse et préventive de l’environnement et des ressources naturelles, comprenant le renforcement des capacités institutionnelles et la mobilisation citoyenne. La promotion de l’économie circulaire recèle d’opportunités bien réelles. L’agriculture est par exemple encouragée à revaloriser ses déchets (estimé à 17 millions de tonnes par an) dans le but de produire de l’énergie au sein de centrales électriques à biomasse, mais aussi des engrais organiques et des matériaux de construction. |